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Yoichi Sumi, Henshusha Diderot (traduction du titre : Diderot éditeur : Promenade entre amis dans la forêt de l’Encyclopédie), Tokyo, Heibonsha, 2022, 895 p., ISBN: 978-4-582-70363-4

          Avant de commencer le compte rendu proprement dit, quelques mots de la reliure et du volume lui-même. On remarque tout d'abord la beauté de la couverture : blanche, portant le titre, en bleu marine en haut et au centre, autour duquel sont incrustées, selon une répartition harmonieuse, certaines des illustrations représentatives de l’Encyclopédie. C’est le résultat de la merveilleuse collaboration entre Sumi, ancien directeur du Centre d'art de l’Université Keio, et l’éditeur Heibonsha, célèbre pour sa propre « Encyclopédie » ! Les images soigneusement sélectionnées et collectionnées, dont la fameuse puce, tirée de Micrographia de Hooke, renforcent visiblement l'attrait du livre.

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          En outre, les illustrations servent, dans la table des matières, de bornes

Indicatrices de la promenade des Planches, en remplissant harmonieusement les marges. Pour ma part, je n'ai jamais vu de livre offrant une aussi belle table !  Cette table, de surcroît, parfaitement détaillée pour compenser l'absence d'index, peut être consultée par le lecteur qui, au cours de la lecture, peut s’y référer tant qu’il veut, pour se rappeler le déroulement de l’ouvrage, aussi bien que pour jouir des images.

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          Le volume compte un peu moins de 900 pages ; magnifiquement relié, il a l’air authentiquement académique. Cependant, il n'y a ni notes, ni bibliographie, ni index (s’il y en avait, le livre aurait compté 1200 pages !). Cet ouvrage a donc deux visées différentes, universitaire et populaire. Du côté des chercheurs, on pourrait critiquer le manque de références et de notes. Soit ! Mais, sous cette apparence contradictoire, pourtant, se cachent à la fois une certaine version du gai savoir de Sumi et sa vision critique de la manière dont se font actuellement les recherches en humanités, surtout en histoire intellectuelle. Selon lui, point d’ouvrages philosophiques et intellectuels à interpréter et interprétables, auxquels on pourrait donc donner accès uniquement à travers la connaissance globale d’un âge donné.

          En somme, Sumi tente, me semble-t-il, de rendre publiques avant tout pour le public japonais toutes les connaissances historiquement acquises grâce aux recherches créées notamment par Jacques Proust, suivies de celles développées, par exemple, dans RDE. Ainsi, ces connaissances seraient une sorte de patrimoine mondial anonyme par nature, mais à goûter et apprécier avec le monde entier.

          Commençons donc le compte rendu proprement dit. Dès le début, on bute sur une grosse pierre: comment traduire en français le titre japonais
 Henshusha Diderot (編集者ディドロ) ? Le caractère 編 veut dire tisser et celui-ci 集 collecter. Le mot 編集者est alors celui ou celle qui fait 編集, c’est-à-dire, le tisseur(se)-collecteur(trice) et souvent employé dans le monde de la publication pour dire celui ou celle qui agence et arrange divers éléments pour composer un tout synthétique. C’est la raison pour laquelle ce mot correspond souvent en français à « éditeur »,« rédacteur », « directeur » d’un projet collectif, etc. Dans le titre en japonais, Sumi l’emploie au sens le plus large du terme pour caractériser Diderot comme directeur de l’Encyclopédie, rédacteur de différents textes et images, multidimensionnels et multiformes, et donc tisseur et arrangeur multi-médiatique, si j’ose dire. Et Sumi lui-même donne le titre français : « Diderot éditeur ».

          Quant au sous-titre, fort peu académique mais amical et bucolique, il le traduit par : « Promenade entre amis dans la forêt de l’Encyclopédie » ce qui évoque certains passages, notamment « La Promenade Vernet, » des Salons de Diderot. Ce titre montre au mieux, en liaison avec le souci d’un lectorat populaire, l’intimité du texte et des planches de l’Encyclopédie. Ici se manifeste à nouveau l’ambition de Sumi de rendre populaire en format ordinaire ce gigantesque ouvrage et toutes les connaissances académiques qui le concernent.

          J'en viens enfin à l'examen du contenu du livre. Il consiste en neuf chapitres :

Chapitre 1 : Préhistoire de l'Encyclopédie

Chapitre 2 : Histoire de la publication de l'Encyclopédie

Chapitre 3 : Vie de Diderot éditeur (編集者)

Chapitre 4 : L'Encyclopédie, grand projet d'édition commerciale

Chapitre 5 : Chantier du travail éditorial de l'Encyclopédie

Chapitre 6 : Les membres de la « Société des Gens de Lettres »

Chapitre 7 : Pensées des collaborateurs et pensées de l’éditeur

Chapitre 8 : Univers des Planches

Chapitre 9 : Représentations du corps humain à partir des planches

qui composent trois parties différentes: l’histoire du projet, y compris la biographie de Diderot (ch. 1-4), la manière d’agencer et d’arranger (編集) l’Encyclopédie (ch.5-7), et les Planches (ch. 8-9). Malgré l’absence de références et de notes, l’auteur donne au public l’ensemble des acquis de façon sommaire et didactique. Ainsi, dans la première partie, on peut atteindre, passant par le plus court, le front des recherches sur l’Encyclopédie. Ce qui donne même à tout chercheur spécialiste l'occasion de réfléchir sur le projet général de l'Encyclopédie, d’en mieux cerner les détails et d’en reconstituer la vision intégrale dans une perspective précise, libérée de tout ornement pédantesque mais remplie d’érudition.

          La première partie sert de bonne introduction à l'Encyclopédie pour le grand public qui ne la connaît que superficiellement, car il peut lui découvrir la « manufacture » de ce dictionnaire universel à travers des exemples très concrets et se faire une idée précise du processus et des rouages de sa création. Le public sera notamment impressionné par la manière dont les faits historiques sont racontés avec une concrétude narrative, qui montre la méthode de Sumi nourrie de ses nombreuses années de recherche et d’enseignement.

          Quant à la seconde et à la dernière partie, elles constituent une sorte de monographie, consacrée à certains domaines de l’Encyclopédie. Il s’agit d’abord de son arrangement-agencement même et ensuite de celui des images. Dans ces deux parties apparaît le grand chercheur qu’est Sumi, analysant et synthétisant l’ensemble texte-image, comme une araignée filant et tissant sa toile, basé à la fois sur une conception sympathique des connaissances et sur des renseignements acquis par la communauté mondiale des chercheurs.

          Pour faire ressortir la nature globale de cet ouvrage, on doit recourir à l’ensemble des recherches encyclopédiques de Jacques Proust : Diderot et l'Encyclopédie (1962), L’Encyclopédie (1965), L'Encyclopédie Diderot et D'Alembert : Planches et commentaires (1985) et, dérivé de la précédente, Marges d’une utopie : pour une lecture critique des planches de l'“Encyclopédie” (1985). Dans l’ouvrage de Sumi, il s’agit d’un jalon indiquant la position actuelle atteinte par les recherches sur l’Encyclopédie. Le livre couvre tous ces acquis non seulement de Proust mais aussi de Schwab, de Darnton, de Kafker, de Leca-Tsiomis et d’autres chercheurs et tente d’éclaircir de nombreuses questions restées en suspens, surtout dans le domaine de l’image. La table détaillée des matières – les titres des chapitres – en témoigne avec éloquence. L’originalité du chapitre neuf, on va le voir, s’impose par rapport aux autres chapitres, posant la base de nouvelles recherches, synthétisant toutes celles remarquables du passé.

          Venons-en maintenant au déroulé des chapitres. Le premier – « L'origine de l'esprit encyclopédique » –, après L’Encyclopédie de Proust, détaille les résultats des recherches effectuées depuis 1962 y compris celles de Leca-Tsiomis, voire de Christian Albertan. Par ailleurs, le rôle joué par la Société académique des arts est pertinemment souligné par Sumi qui n’oublie pas le grand nom de Franco Venturi qui l’avait bien reconnue.

          Le chapitre 2 est consacré au thème « Histoire de la “manufacture” de l’Encyclopédie ». L’auteur donne sous le microscope, pour ainsi dire, une image étonnamment détaillée du micro-monde de la manufacture : Zelius, Mills, De Gua, Formey, l’affaire de l’abbé Prades, la guerre entre les encyclopédistes et les jésuites, l’hypothèse d’Emmanuel Boussuge, etc. justement replacés dans le processus de la “manufacture”.

          Le chapitre 3 s'inscrit également dans la continuité du chapitre trois « L'Encyclopédie et la fortune de Diderot » de Proust, mais intègre les résultats des travaux de Wilson et d'autres biographes de Diderot. L'importance d'être “reconnu comme un bourgeois à part entière” dans la vie de Diderot est clairement et discursivement expliquée en développant les questions relatives au revenu et au patrimoine à l'aide de chiffres. Sumi pose ainsi une question incontournable sur les relations entre le patriarcat et l’encyclopédisme. En outre, en consultant Habermas, Elias, etc., l’auteur remet en réflexion le statut de « bourgeois indépendant » de Diderot.

   Le chapitre 4 ne semble pas avoir de contrepartie claire dans les livres de Proust, le développement des recherches après Proust se rapportant à une ligne de questionnement tirée à nouveau par Darnton et Leca-Tsiomis. L’utilisation abondante de documents relatifs à l'affaire de Luneau de Boisjermain et à ses contentieux est si impressionnante qu’elle permet de concevoir facilement les détails économiques de l’affaire. Par ailleurs, on comprend de manière très concrète l’importance du côté commercial du projet, aspect très souvent négligé.  Du même coup, ressort le rôle joué par les quatre imprimeurs associés.

          Le chapitre 5 contient également de nombreux acquis réalisés après Proust. La numérisation des textes classiques au XXIe siècle a permis d'effectuer des recherches employant une énorme quantité de matériel historique ; de là résulte une mise en scène vivante du processus d'édition et de rédaction. Cependant, dans les chapitres 6, 7 et 8 de sa thèse, Proust a déjà révélé ce qu’avait effectué Diderot pour rédiger des articles dans les domaines d’arts mécaniques et d’histoire de la philosophie en révisant des données précédentes. En ce sens, on pourrait dire qu'il s'agit dans ce chapitre d'une continuation de Proust. Sumi s’efforce en effet de mettre en lumière à nouveau le rôle joué par De Gua, Tarin, etc. et de remettre en question le système figuré des connaissances humaines et l’article *ENCYCLOPÉDIE.

          Dans le chapitre 6, Sumi utilise à sa manière ce qui a été éclairci par les recherches post-Proustiennes, comme l’analyse détaillée de l’« Avertissement » de chaque volume et la méthode de recrutement des membres, pour approcher de la réalité de la « Société de gens de Lettres ». Ainsi l’auteur montre la variété des honoraires versés à chaque contributeur, aussi bien que le faible montant des honoraires par rapport aux recettes, ce qui souligne l’aspect hiérarchisé des membres de cette « Société de gens de lettres ». Cette nomenclature minutieuse est réalisée dans la manufacture dynamique d'une encyclopédie qui recrute au fil du temps des gens de talent. À dire vrai, je n’ai jamais vu un tableau si minutieux des contributeurs de l’Encyclopédie en tant que membres de ladite « Société de gens de lettres ».

          Le chapitre 7, lié aux chapitres 11 et 12 de Diderot et l'Encyclopédie, est tellement dense qu’il incorpore une variété de résultats de recherche après Proust, tels que ceux de Kafker, ceux concernant Jaucourt, ceux qui regardent la censure, ceux sur la religion et la pensée politique des encyclopédistes, ceux qui concernent la critique que fit Diderot lui-même de l’Encyclopédie, ceux qui regardent la philosophie de la sympathie chez Diderot, etc.

          Le chapitres 8 et 9 constituent le noyau du livre, consacré aux études générales (ch. 8) et particulières (ch. 9) sur les planches de l'Encyclopédie, correspondent au livre de Proust, Marges d'une utopie. C’est pourquoi Diderot éditeur pourrait être qualifié du Diderot et l'Encyclopédie de l’année 2022 !

          Mais j’en reviens au chapitre 8. Sumi commence par constater des difficultés qui se cachent derrière les recherches sur les planches. Tout d’abord, celle de la représentation du corps humain. Le texte est constitué en principe par le savoir conceptuel; par contre, la planche au moins en moitié par la représentation du corps humain (ou par le corps humain). Ensuite, celle de la non-évidence de l’image. Sumi recourt à l’article fondamental de Diderot : Bas, s. m. (Bonneterie​​, & autres marchands, comme Peaussier​, &c.). Il le cite :

« D’ailleurs, par où entamer ce discours ? comment faire exécuter ces Planches ? La liaison des parties demanderoit qu’on dît & qu’on montrât tout à la fois ; ce qui n’est possible, ni dans le discours, où les choses se suivent nécessairement, ni dans les Planches, où les parties se couvrent les unes les autres. »

En somme la planche ne se lit pas immédiatement. Une considération préparatoire est donc indispensable. Pour cela, Sumi présente la préhistoire et l’histoire toujours minutieuse des Planches : une version de « la guerre des dictionnaires », remplie de disputes de plagiat, déroulée entre la « Description des arts » de l’Académie des sciences et les Planches de l’Encyclopédie. Cette guerre, quant à elle, évoque celle effectuée entre le Dictionnaire de l’Académie française et le Dictionnaire de Furetière. En même temps, Sumi montre différentes philosophies liées à la représentation par la planche. De cette miniature de l’historiette ressortent l’importance du rôle joué par De Gua, Goussier, Lucotte, etc. et la complexité du travail éditorial des planches provenant de divers éléments philosophiques ou factuels. L’auteur met en examen les monographies précédentes sur les Planches, celle de Roland Barthes, de Jacques Proust, et les philosophies de la représentation qui travaillent derrière ces études.

          Dans le chapitre 9, enfin, commence l’analyse-synthèse originale de Sumi sur les Planches. Le chapitre est divisé en deux parties : une considération théorique et positive sur la représentation du corps humain à travers maintes planches et une analyse-synthèse détaillée d’une planche, CHANTIER DE CONSTRUCTION. Dans la première partie, la réflexion sur la représentation du corps humain commence par les planches de dissection. Ici, l’importance de Haller s’impose. Ensuite une comparaison entre la représentation encyclopédique du corps humain avec celle de l’Académie des beaux-arts contemporains, ainsi qu'avec celle, entomologique, pour ainsi dire, de Sade, collectionneur de corps humains. Enfin la réflexion philosophique de Diderot sur le corps humain dans ses œuvres elles-mêmes. De là surgit l’intimité entre le théorique et le corporel chez le philosophe. Cette considération est suivie de l’examen concret de Planches : la main, les gens occupés, la parenté entre le personnage de tableau et celui de la planche, les visiteurs de paysages pittoresques et d’ateliers, les gens au travail, enfants, femmes, tous sur les lieux du travail.

   Et on arrive ici à la clé de voute du livre : la seconde portion du chapitre sur le « CHANTIER DE CONSTRUCTION ». Sumi, pensant que les préparatifs de lecture sont encore insuffisants, trouve son fil directeur dans les œuvres contemporaines de Diderot : les Salons, les Lettres à Sophie Volland et les légendes des planches. Ainsi les grilles d’interprétation des Planches, philosophie de représentation chez Diderot, sont-elles prêtes à se mettre en œuvre. Il manque pourtant encore quelque chose : des renseignements précis sur le chantier naval (celui de Rochefort) à cette époque. Enfin, Sumi a trouvé, grâce à la fois aux réseaux sociaux et à la République des lettres, une collaboratrice puissante, Martine Acerra, professeure honoraire à l’Université de Nantes, qui lui fournit des informations inestimables sur le chantier.

          Sumi commence par numéroter toutes les personnes, y compris les trois chiens, qui se situent dans cinq strates horizontales de la Planche. Ainsi se déroule d’abord l’approche analytique et comparative (Sumi présente en effet beaucoup de planches et de tableaux contemporains pour mieux situer la Planche dont il s’agit). Il classifie et qualifie toutes les personnes selon la nature de l’action et situe même deux personnages un peu extraordinaires : le dessinateur et celui qui agite un mouchoir.

          Mais la réflexion iconographique ne s’arrête pas là. La synthèse s’impose pour rétablir à la Planche une signification globale. En faisant appel à la « Promenade Vernet » du Salon de 1767, Sumi relie tous les éléments une fois analysés, en flânant dans le bois du chantier. Il établit ainsi entre cette Planche et la critique d’art chez Diderot un pont interdisciplinaire, suivi d’une réflexion comparative avec certains tableaux du peintre, avant tout, « l’Entrée du port de Marseille », dans lequel Sumi trouve un grand tableau intégral, une société de gens qui se détendent, s’amusent et sympathisent, c’est-à-dire, un concert de sensibilités et un milieu sympathique. Il va sans dire donc que la « Société de gens de lettres » se trouve dans la Planche CHANTIER DE CONSTRUCTION.

          On voit clairement se dérouler, dans cette clé de voute, les compétences multidisciplinaires de Sumi qui offre une analyse-synthèse à la fois iconographique esthétique et socio-politique correspondant à l’enjeu multidisciplinaire de la planche diderotienne. Ainsi pose-t-il une pierre angulaire pour les futures recherches sur les Planches.

Voilà la « promenade entre amis » terminée ! On a vu une sorte de kaléidoscope des paysages de la forêt de l’Encyclopédie sous la conduite d’un guide spécialiste, aux connaissances acérées, en même temps que véritable animateur. On pourrait définir ce livre par ses trois aspects essentiels : guide touristique, dictionnaire, et monographie. Il sera donc d'une utilité diverse pour une grande variété de publics. Pour le grand public, il se lira comme un guide, une "encyclopédie" de l'Encyclopédie ; pour les jeunes chercheurs, comme un guide pour approfondir leurs recherches et un dictionnaire pour confirmer les acquis non négligeables des recherches précédentes ; et pour les spécialistes, il comblera des lacunes ouvertes par la spécialisation, aidera à conduire leur recherche dans une direction plus multidisciplinaire et holistique, et, dans le domaine des planches, il indiquera des pistes de recherche multi-médiatiques à effectuer grâce à ces grilles de lecture paradigmatiques.

Motoichi Terada
Nagoya City University