Devin J. Vartija, The color of equality. Race and common humanity in Enlightenment thought
The Color of Equality. Race and Common Humanity in Enlightenment Thought, Devin J. Vartija
University of Pennsylvania Press, Intellectual History of the Modern Age, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2021, 312 p., ISBN 978-0-8122-5319-1
Le concept d’égalité s’élabore au XVIIIe siècle jusqu’à devenir un enjeu politique dans les discours des philosophes, en même temps qu’on commence à envisager comme possible la naturalisation des égalités entre Européens et non-Européens, c’est-à-dire confronter les notions européennes de l’égalité à la question raciale. La tension qui résulte de ce paradoxe a ouvert la voie à un débat critique sans fin sur les vertus ou les fautes des Lumières, débat que Vartija préfère ignorer pour se concentrer sur les discours qui reflètent cette tension pour traiter de front « the messy history of equality, and racial classification » (2). Or si l'historiographie de la race est abondante, il n’en est pas de même pour celle de l'égalité, pourtant un moment crucial dans l’histoire intellectuelle, selon l’auteur, « a world-historical-turning point » (53). Son ouvrage va donc étudier de concert les discours des encyclopédistes sur l’égalité et sur les peuples nouvellement découverts et décrits dans les récits viatiques. Selon l’auteur, le sous-texte sur l'égalité qui s’en dégage permet de mieux saisir comment elle devient le concept fondateur des Lumières. Les trois textes choisis par Vartija forment une véritable généalogie qui éclaire les processus de pensée des Lumières : la Cyclopédie (1728-1753) d’Ephraim Chambers est la première grande encyclopédie moderne, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert l’élargit et la corrige, et l'Encyclopédie d'Yverdon (1770-1780) de Fortunato Bartolomeo de Felice les prolonge, mais d’un point de vue confessionnel alors inédit.
Le premier chapitre, qui revient vers les premiers débats autour des concepts de similitude humaine et de différence, rappelle que le concept d’équité, commun à la plupart des cultures et des époques, va alors de pair avec la nécessité d’une certaine forme de hiérarchie sociale. Le concept d’égalité politique va n’être inventé, ou plutôt, « imaginé » qu’au XVIIIe siècle et remplacer peu à peu le conformisme chrétien qui voit l'inégalité et l'esclavage comme conséquences de l'état déchu de l'humanité. C’est là que se situe pour Vartija la plus grande contribution des Lumières ; ce qui fait tout basculer et obliger les penseurs à refondre leur philosophie, c’est l’incroyable diversité des récits viatiques auxquels les philosophes sont confrontés. L’idée de la race se renouvelle avec un penseur comme Bernier et son concept de race première dans la Nouvelle division de la Terre (1684), ou avec Grotius, Hobbes ou Pufendorf et leur effort de distinguer loi naturelle et loi chrétienne, mais une théorie cohérente de l'égalité fondamentale ne se trouve que chez le seul John Locke. Ce courant qui porte à penser l’égalité autrement n’empêche cependant pas que ceux-là mêmes qui ont élaboré ces nouvelles notions ont aussi adhéré aux taxonomies raciales justifiant l'esclavage. Buffon, qui situe la race, concept culturel jusque-là associé à la noblesse, dans l’histoire naturelle est à l’origine de cette révolution des manières de penser. À la suite de Buffon, les naturalistes classifient l’humanité selon de nouveaux concepts fondés sur la couleur de la peau, la langue et les différences nationales. Vartija reconnaît à quel point les idées sur la race sont variées et contradictoires, et vont même jusqu’à contredire les notions d’égalité ; c’est ce qui rend particulièrement pertinente son interrogation du lien entre la réflexion sur la race et celle sur l’égalité, à l’encontre de l'historiographie traditionnelle.
Les chapitres qui suivent, chacun consacré à l’une des trois encyclopédies étudiées, sont construits selon le même format : Vartija relit les articles traitant de près et de loin du concept d’égalité, analyse leurs itérations, différentes (et souvent contradictoires), en souligne les sources et influences sur leur auteurs, pour éclairer l’évolution du concept. La deuxième partie de chaque chapitre est consacrée au discours sur les non-Européens, classés selon trois catégories, Américains, Africains, et Chinois.
Vartija estime que la Cyclopédie de Chambers ne peut être limitée à son point de vue euro-centrique et sa défense de l'ordre monarchique constitutionnel. Sa défense de la tolérance religieuse « grounded in a conception of the basic equality of all human beings » (83), montre assez que la Cyclopédie n’est pas aisément réductible à des simples concepts. En le destinant « à tout le monde », Chambers fait déjà appel à l’opinion publique, une première pour ce type d’ouvrage. D’une manière générale, Chambers s’accorde avec son époque pour diviser l’humanité entre civilisés et non-civilisés, sans pour autant associer de valeur morale à la couleur de la peau. L’analyse de ses opinions sur les théories de la génération montre clairement que, pour lui, « racial difference was literally only skin deep » (68). Et Vartija de rappeler que les investigations scientifiques d’alors ne doivent pas être prises pour des stéréotypes politiques ou culturels, mais reflètent les contradictions de l'histoire naturelle naissante du début des Lumières. Certes le Supplément (1753) garde sa vision essentiellement eurocentrique, mais la comparaison entre la Cyclopédie et son Supplément atteste de l’influence grandissantes des naturalistes tels Linné. Vartija y attache un second facteur, « the increasing political and economic importance of the slavery of Black Africans » (83). En définitive, les deux textes de Chambers se révèlent de véritables « fenêtres » sur la culture dont ils sont issus et reflètent les contradictions de l'histoire naturelle naissante du début des Lumières.
Le chapitre 3 est consacré à l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert. Le projet de Vartija est plus qu’ambitieux : il propose de revenir sur les notions d’égalité et de droit naturel, de tolérance et de société, pour les confronter ensuite aux vues sur les Natifs Américains, les Africains, et la Chine. De cette analyse donnée en sections différentes, on retient surtout que la notion d'égalité qui se dégage des attaques constantes contre l'absolutisme royal devient un concept politique dont les conséquences sont incommensurables, « perhaps the significant shift in worldview in the Enlightenment » (86). Vartija résiste aux lectures réductrices qui ont encombré l’analyse de l’Encyclopédie et y discerne plutôt « a movement possessing a thin but meaningful coherence » (87). En fait, on va voir que cette mince cohérence est peut-être l’idée essentielles de Vartija, applicable aux trois ouvrages de son étude, et qui permet de résister à la polarisation de l’opinion sur l’Encyclopédie. Ainsi, l’accusation de racisme ne tient pas lorsqu'on comprend combien l'histoire de l'humanité a partie liée avec l’histoire naturelle, et comment la problématisation de l’esclavage de nombreux articles informe la mobilisation du mouvement anti-esclavagiste séculier.
L’analyse des articles traitant de la tolérance fait ressortir l'importance de nouvelles formes de sociabilité, de nature apolitique. Vartija tente de rendre compte des différents articles sur les Amérindiens et du paradigme noble / ignoble sauvage. Les Encylopédistes ont-ils vraiment donné autant d’importance aux Amérindiens que le soutient Vartija ? Mais que ces entrées les dénigrent ou leur accordent un minimum d'agentivité, elles ne transforment pas la notion d'égalité, eurocentrique, qui n'acquiert pas de valeur universelle. En fin de compte, qu'il s'agisse du concept d'égalité ou de l'épineuse question du droit de coloniser, plus que toute résolution ou vision cohérente, ce qui compte c’est la présence, dans un seul ouvrage, de discours multiples et contradictoires. Sans effacer les arguments radicalement pro ou anti coloniaux, Vartija propose qu’il existe une troisième voie, celle d’une forme de relativisme suggéré dans l’article « Canadiens – Philosophie » de l'abbé Jean Pestré, et qui informe une nouvelle notion d'égalité interculturelle. Ce n'est pas une idée nouvelle. L'argument de Vartija reprend celui de Sankar Muthu dans Enlightenment against Empire (2003) selon lequel les philosophes ont finalement conçu les humains comme des agents culturels. Vartija étend l'argument de Muthu en prenant l'Encyclopédie considérée dans son ensemble, on serait tenté de dire, en tant que monument. On retrouve des contradictions analogues dans les articles traitant des non-Européens. L'Encyclopédie ne présente pas une vision unifiée des Africains ou de la traite négrière. Vartija explique la représentation de plus en plus racialisée des Africains par rapport aux autres groupes humains, si utile à la politique de l'esclavage, par le besoin d’expliquer les différences physiques naturelles. Ces contradictions demeurant, Vartija revient à un motif qui lui est cher, à savoir que la véritable contribution de l’Encyclopédie réside dans les débats mêmes sur la couleur de la peau et sur l'esclavage, car ces débats aboutissent à une révolution intellectuelle sans précédent. En définitive, naturalisation de l'humanité et racialisation sont deux faces janusiennes, la seconde n’existant que par la première. L’auteur ne prétend pas vraiment apporter d'éléments nouveaux, mais il insiste sur cette diversité de points de vue qui fait de l’Encyclopédie un laboratoire d'idées exceptionnel, miroir de son époque dans toutes ses contradictions. Plus une rétrospective qu’une analyse, cette synthèse est cependant d’autant plus utile qu’elle est soutenue par un riche appareil de sources secondaires.
L’Encyclopédie d’Yverdon, éditée par de Felice et son groupe de collaborateurs, est l’objet du dernier chapitre de l’ouvrage. Plus que dans les encyclopédies précédentes, les idées de tolérance et de droit naturel qui y sont exprimées sont quelquefois à la limite de la radicalité (« sometimes verging on the radical » [143]). Vartija cite certains articles qui exposent et défendent un concept d’égalité naturelle pratiquement absent des articles équivalents de Diderot, tout en adhérant au principe conservateur chrétien d’une hiérarchie sociale, nécessaire et naturelle. Comparée à l’Encyclopédie de Diderot,l’Encyclopédie d’Yverdon « both expanded and contracted the purview of equality » (191). Ce paradoxe est toutefois à la base d’une nouvelle appréhension de l’importance du commun social fondé sur l’interdépendance des humains. Les discours sur les non-Européens, inspirés par De Paw ou Raynal, reflètent des contradictions similaires : la taxonomie raciale s’érige en système en même temps que l’attention aux transformations globales provoquées par l’expansion coloniale européenne est renouvelée, et fait apparaître une certaine notion de relativisme culturel. L’Encyclopédie d’Yverdon, qui établit les bases d’une classification raciale et conçoit l’égalité des droits politiques, contient un paradoxe irréductible. Mais, rappelle Vartija, on ne peut confondre l’égalité politique et l’égalité de civilisation : comme ses deux prédécesseurs, l’Encyclopédie d’Yverdon est le produit d’une époque qui se voyait comme l’aboutissement du progrès humain.
L’ouvrage de Vartija ne résout pas les tensions observées dans les trois ouvrages, mais son analyse en démonte les mécanismes en grand détail par une lecture attentive des textes originaux. Il exploite avec nuance les débats contemporains sur les Lumières avec un appareil critique impressionnant qui fait regretter que son ouvrage ne fournisse pas une bibliographie exhaustive des ouvrages cités. Cet ouvrage, si bien documenté, est une introduction essentielle aux paradoxes dérangeants des Lumières.