Référence(s)

Sophie Audidière, Passions de l’intérêt. Matérialisme et anthropologie chez Helvétius et Diderot, Paris, H. Champion, 2022, 477 p. ISBN : 978-2-7453-5674-1

Cet ouvrage imposant est issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2004. Le délai jusqu’à la publication a permis à Sophie Audidière de remanier ce qui était déjà une excellente thèse, pour proposer un livre majeur sur la notion d’intérêt, ainsi que des analyses aussi originales que stimulantes sur les œuvres d’Helvétius et de Diderot. 

On peut, pour présenter la ligne directrice de l’ouvrage, distinguer deux niveaux. Sur le plan de la méthode, S. Audidière compare les auteurs en cherchant moins à les rapprocher ou à les opposer qu’à montrer comment ils pensent ensemble mais différemment des problèmes communs. Ainsi, la confrontation permet de voir comment Diderot intègre les questions soulevées par Helvétius, notamment dans le jeu entre l’intérêt, la sensation, le plaisir et l’action. Cela produit des analyses remarquables de textes moins étudiés (du moins par les philosophes) comme la Réfutation d’Helvétius (malgré certains travaux comme ceux de G. Stenger) et l’Entretien avec la Maréchale. Cette méthode justifie un ordre un peu étonnant, qui commence par présenter la réduction helvétienne du juger au sentir, pour en faire la trame problématique de l’ensemble du parcourt (qui outre Diderot, intègre Hobbes, Locke, Condillac et quelques autres).

Concernant l’objet principal de l’étude, S. Audidière met en avant une tradition non utilitariste de l’utilité. Il s’agit de montrer l’existence et la pertinence d’une anthropologie de l’intérêt qui ne réduit pas ce dernier au calcul économique. L’intérêt est la clé de la compréhension de l’homme, mais le modèle du ratio coût/bénéfice n’est pas la norme de tout intérêt. Cette hypothèse apparemment simple engage un certain nombre de problèmes complexes, qui en révèle la fécondité. Je ne peux qu’évoquer les analyses précises et fines de S. Audidière, qui, en commençant par ancrer l’intérêt dans la sensation elle-même (toute sensation étant plaisir ou douleur intéresse l’individu), s’interrogent sur la manière dont la sensation devient jugement, puis montrent comment une mesure permet de différencier les plaisirs sans les quantifier. L’intérêt sert de moteur et de règle, et même de norme au niveau moral et politique, sans se réduire à la rationalité marchande. Cet intérêt a plus à voir avec le plaisir, notamment lorsqu’il revient sur lui-même à travers certaines passions comme l’amour de soi, qu’avec le calcul qui compare des grandeurs dans le temps. L’importance de la temporalité se joue ailleurs que dans la pondération conçue comme une sorte d’investissement : d’une part, dans l’histoire personnelle qui, de manières différentes, construit l’individu selon Helvétius et Diderot ; d’autre part, dans l’appréciation consciente et active de l’utile. Relevons à propos de ce dernier point une analyse fine de la manière dont, chez Diderot, les probabilités nourrissent une évaluation de ce qui, « à tout prendre » (comme le dit le personnage de l’Entretien avec la Maréchale), doit être préféré pour être heureux (p. 269-280). Loin d’être instruments de quantification, et sans être au sens propre un modèle précis, les probabilités aident à distinguer qualitativement les plaisirs et, sur la durée, à comparer les modes de vie. L’analyse de la règle de l’utile reçoit plus largement un traitement nuancé à partir de la tension entre une thèse philosophique générale, qui pense l’utile propre à l’homme, et l’utilité personnelle, cette dernière étant non seulement variable mais spontanément investie par les individus. Qu’une vérité anthropologique puisse être dégagée n’implique pas qu’on puisse l’imposer à chacun. En revanche, cette tension n’est pas une contradiction inéluctable en ce qu’elle invite à penser un processus sociopolitique d’actualisation de la nature (p. 307). L’utile propre à l’homme peut être rendu partageable par les individus. Se dessine ainsi le projet d’une jonction entre l’intérêt public (qui détermine l’utile de l’homme) et l’agréable (qui incarne l’intérêt personnel). 

 À chaque fois, la confrontation circonstanciée des positionnements de Diderot et d’Helvétius se révèle éclairante. Un certain nombre de malentendus ou d’approximations sont ainsi dissipés, par exemple quant à la manière dont, dans la Réfutation, le point de vue organique et médical de Diderot s’opposerait à l’accent helvétien sur l’éducation. Mais S. Audidière n’en reste pas là. En interrogeant les effets de lecture, en révélant a manière dont les problèmes d’Helvétius (et de Condillac) habitent le questionnement de Diderot, son étude trace une histoire doublement originale. D’une part, une histoire des rencontres où les positions et les problèmes de l’autre sont progressivement (et parfois difficilement) intégrés à la réflexion. D’autre part, une histoire de la constitution d’une anthropologie matérialiste fondée sur un intérêt passionnel, toujours incarné même quand il sert de moteur universel et de règle morale ou politique. 

Entre la thèse et la publication, les références ont été actualisées et S. Audidière discute avec les commentaires les plus récents. Tout au plus peut-on regretter que, sur le plan de la genèse du jugement et la comparaison entre Condillac et Diderot, l’ouvrage ne tienne pas davantage compte de travaux comme ceux de M. Chottin et d’A. Charrak, et, relativement à la politique diderotienne, de ceux de G. Gourbin. Cela dit, pour un ouvrage de cette ampleur et de cette richesse, cette réserve est toute relative.

 À mon sens, l’étude proposée par S. Audidière est amenée à occuper une place importante dans les débats sur l’anthropologie matérialiste et, plus particulièrement, sur l’émergence d’une conception non utilitariste de l’intérêt dans les Lumières françaises. Les spécialistes et amoureux de Diderot y liront également des analyses décisives sur plusieurs textes.

François PEPIN
ENS de Lyon (IRHIM-UMR 5317)