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Stéphane PUJOL, Morale et sciences des mœurs dans l’Encyclopédie, Paris, Honoré Champion, coll. « Les dix-huitièmes siècles », 2021, 460 p. ISBN 978-2-7453-5566-9

Le titre de l’ouvrage signale l’ambition du projet de Stéphane Pujol. Son introduction rappelle la place qu’occupe chez les hommes des Lumières une réflexion morale qui se situe au croisement de courants divers, sinon divergents : le double héritage chrétien et antique, la philosophie morale jusnaturaliste, l’empirisme et le sensualisme. En quête d’une morale laïcisée, ils posent la question de ses fondements anthropologiques et de ses visées sociales et politiques. C’est le vaste corpus de l’Encyclopédie que l’auteur a voulu soumettre à l’épreuve de son questionnement : peut-on, à travers la pluralité des voix qui se font entendre dans le « Dictionnaire raisonné », percevoir une doxa commune minimale qui dissoudrait la morale comme discipline normative dans la science des mœurs ? L’entreprise est complexe tant la matière est vaste et hétérogène.

La première partie de l’ouvrage, intitulée « La place de la morale dans l’Encyclopédie », débute par un examen des textes liminaires de l’EncyclopédieProspectus, Discours préliminaire, Système figuré des connaissances – pour souligner que quelles que soient les menues divergences entre Diderot et D’Alembert, pour eux, la morale est une science détachée de la théologie. Est ensuite abordé le problème de l’entrée des articles dans l’ordre alphabétique et des désignants qui leur sont attribués, le désignant indiquant à quel domaine du savoir appartient l’objet de l’article. Force est de constater que le désignant Morale, qu’il soit unique, double, multiple ou complexe, ne relève pas d’un emploi stabilisé et que des éléments de discours moral se trouvent là où on ne les attend pas. La variabilité des désignants signale la variation des points de vue d’autant que le nombre des contributeurs encyclopédiques semble exclure la possibilité d’une théorie morale unique. Par ailleurs, l’usage de la compilation introduit d’autres contributeurs involontaires dont le choix et le montage des propos peuvent néanmoins signaler le point de vue de l’encyclopédiste.

Le titre de la deuxième partie (« Y a-t-il une théorie morale dans l’Encyclopédie ? ») pose a priori une question à laquelle la première partie a déjà répondu par la négative, à moins qu’il ne soit destiné à préparer une réponse différente. L’objet de cette seconde partie est en fait d’examiner la part d’adhésion des encyclopédistes ayant traité de morale à trois modèles dominants : le modèle jusnaturaliste, le modèle sensualiste et le modèle relativiste auquel est rattaché l’utilitarisme. Ces modèles sont eux-mêmes traversés de tensions que l’on retrouve dans les articles. Si le modèle jusnaturaliste, qui suppose l’existence d’une loi naturelle prescrivant à l’homme ses droits et ses devoirs, est prééminent dans l’Encyclopédie, restent en débat les conceptions subjective et objective de la loi comme le montre S. Pujol avec l’analyse de l’article Obligation de Jaucourt ; ce dernier reprenant la pensée de Burlamaqui considère d’abord l’obéissance à une exigence intérieure comme essentielle avant de réaffirmer, à la suite de Cumberland, la nécessité d’obéir à la loi du législateur. L’anthropologie sur laquelle se fonde le droit naturel fait de l’amour de soi et de l’instinct de conservation un mouvement originaire dont dérive la sociabilité, selon des schémas différents suivant les articles, la sociabilité étant affaire soit d’intérêt, soit de communauté de nature, soit de dépendance réciproque. L’étude de la présence du modèle jusnaturaliste ne pouvait que s’achever sur un examen de l’article Droit naturel de Diderot dont S. Pujol souligne, après bien d’autres commentateurs, le caractère problématique, et il retient chez Diderot la visée d’un accord entre lois écrites, conventions tacites et réalités humaines biologiques. Quant au modèle sensualiste lockien, s’il conduit les encyclopédistes à un refus des idées innées, il ne les conduit généralement pas à nier, au rebours de Locke, l’existence de principes moraux naturels et universels. C’est ici que S. Pujol insère la question du « sens moral » sur laquelle des divergences se font jour : récusée par Diderot, admise à titre second par l’abbé Yvon, l’idée de sens moral est défendue par Jaucourt qui y voit, à la suite de Burlamaqui, une intervention de la sensibilité dans l’élaboration du jugement moral, les sens variables accordés au mot conscience pouvant être perçus comme des marqueurs, à l’intérieur de l’Encyclopédie, des rôles respectifs de la sensibilité et de la raison dans l’établissement de ce jugement. En revanche, on ne trouve guère de discordances à propos du rôle de la sensibilité physique à la douleur ou au plaisir. L’examen du degré d’adhésion des encyclopédistes au sensualisme lockien s’achève, sans que le lien avec Locke soit marqué, par une incursion très rapide, voire trop rapide, dans la relation entre morale et politique. Ce trop bref aperçu sert en fait d’introduction aux analyses suivantes. En effet, quand S. Pujol en vient à la question du relativisme moral, il l’aborde au travers des articles d’Histoire de la philosophie de Diderot qui soulignent la relativité des lois qui président à la définition des règles morales, ce qui lui permet de revenir sur l’antériorité ou non à la loi de la distinction du juste et de l’injuste, c’est-à-dire sur le débat de fond entre les théoriciens du droit naturel et Hobbes. Il relève dans l’Encyclopédie, comme attendu, une prépondérance de l’idée d’antériorité qui résulte d’une pensée de type sensualiste et de la synthèse des théories jusnaturalistes, mais il note qu’existe aussi l’établissement d’une distinction entre les fondements de la justice, antérieurs à la loi, et l’obligation pratique de suivre la loi (art. Juste, Injuste).  Le critère de l’utilité ou de l’« intérêt », c’est-à-dire de l’amour-propre ou amour de soi, vivement débattu à la fin du siècle précédent, fait l’objet dans l’Encyclopédie d’appréciations contrastées pour juger de la valeur morale d’un acte.

Avec la troisième partie (« Ethos, Éthique, Esthétique ») se confirme le glissement déjà opéré à la fin de la seconde partie entre l’étude des fondements ou de la genèse de la morale et celle des comportements moraux et de ce qui permet de les modifier. Elle s’ouvre, dans la logique des développements précédents, sur ce qu’écrivent les encyclopédistes à propos des passions à utiliser à des fins civiques ; c’est l’occasion de suggérer un dialogue sous-jacent entre Diderot et Saint-Lambert sur le type de passions à soulever ou à modérer. La question des fins de l’action éthique, pensée désormais hors du salut chrétien, met en corrélation, de façon à peu près constante, la vertu, désormais au service exclusif du bien social, et le bonheur. Si l’on peut s’étonner de ne pas trouver dans l’Encyclopédie l’entrée Bienfaisance, qui n’apparaîtra que dans le Supplément, le mot figure assez souvent et la « bienveillance » qui, elle, fait l’objet d’un article est donnée comme disposition à la bienfaisance. À ce point du cheminement de l’ouvrage se pose inévitablement le problème de l’éducation morale. Si la morale sèche des moralistes est accusée d’inefficacité et si les encyclopédistes cherchent à renouveler le discours moral, reste l’épineuse difficulté de la liberté à propos de laquelle S. Pujol écrit : « En réalité, il n’y a pas de vrai consensus sur l’idée de liberté dans l’Encyclopédie ». Les pages qu’il consacre au libre arbitre et au déterminisme le conduisent à souligner que la logique déterministe donne un rôle déterminant à l’éducation, à l’exemplarité des bonnes actions, à l’habitude. L’homme est modifiable, donc perfectible. La rhétorique de l’encyclopédiste, qui se révèle capable de mobiliser les ressources de la fable, du poème lyrique, de l’essai, etc. et qui s’implique dans son propos, notamment en interpellant le lecteur, peut se lire comme une mise en acte réflexive, éthique et esthétique. Le discours sur la morale et la science des mœurs s’en trouve modifié : le lecteur est, d’une part, confronté à la complexité du monde moral et, d’autre part, appelé au dialogue.

Sept annexes figurent en fin d’ouvrage. La première est un lexique terminologique pour l’Encyclopédie, emprunté au projet ENCCRE (Édition Numérique, Collaborative et CRitique de l’Encyclopédie); la seconde recense les articles de Morale et les articles associés ; la troisième reproduit le Système figuré des connaissances humaines ; les annexes IV et V sont des tableaux des contributeurs d’articles de morale et des emprunts que S. Pujol a pu identifier ; la sixième donne des exemples des types d’emprunts et de montages effectués par Jaucourt ; enfin la dernière fournit un exemple de récupération d’un article de l’Encyclopédie dans l’Encyclopédie méthodique.

La démarche qui a conduit Stéphane Pujol au travers des 335 articles qu’il a recensés comme relevant de la « Morale » (le site de l’ENCCRE en dénombre 378) s’avère à la fois ferme et souple ; ferme car elle a une vraie logique, que l’on a essayé de dégager dans ce compte rendu, et souple car les articulations n’en sont pas toujours nettement formulées et que, dans sa volonté d’intégration de débats internes ou externes à l’Encyclopédie étoffés par les analyses de commentateurs, l’auteur semble parfois prendre des chemins détournés. Il est vrai que la matière est complexe et fuyante, une question comme celle des passions, par exemple, pouvant entrer aussi bien dans l’examen de la genèse du jugement moral que dans celui des ressorts éducatifs.

            S. Pujol a légitimement mis en perspective les articles qu’il étudie avec des notions, des débats propres aux philosophes des Lumières et à ceux dont ils sont, à des titres divers, les héritiers ; mais on peut regretter que l’Encyclopédie soit parfois reléguée au second plan au profit d’ensembles plus larges. La toute fin de sa conclusion donne cependant un sens à cet effet de perspective : « en procédant à un vaste recyclage des grandes philosophies de la morale et du droit, l’Encyclopédie dilue plus qu’elle ne les révèle les contradictions qui travaillent l’éthique des Lumières ».

            De fait, si l’auteur s’est employé à souligner minutieusement les divergences entre les collaborateurs et leurs philosophies de référence, c’est plutôt l’impression de convergence qui domine. Il y a bien un socle minimal commun qui se dégage : prépondérance du droit naturel, identité d’une nature sensible qui unit aux autres hommes, perfectibilité de l’homme.

S. Pujol maîtrise des connaissances étendues sur la philosophie des Lumières et sur les philosophies qui l’ont précédée et dont elle est redevable ; il a également accumulé nombre de matériaux critiques. On peut regretter que certains aspects soient un peu trop rapidement traités, comme le lien entre morale et politique. Les travaux sur l’Encyclopédie constituent un vaste chantier, comme le montre le projet ENCCRE, qui s’y est engagé selon une démarche critique et collaborative.

Signalons enfin que la qualité de cet ouvrage a été récompensée en 2022 par le prix Émile Girardeau de l’Académie des Sciences Morales et Politiques.

Geneviève Cammagre
Université Toulouse 2 – Jean-Jaurès – PLH