Jennifer Vanderheyden, Moral cupidity and Lettres de cachet in Diderot's writing
Vanderheyden, Jennifer. Moral Cupidity and Lettres De Cachet in Diderot's Writing. Routledge, Taylor & Francis Group, 2019. ISBN: 9780367173739
Encadré par la lecture du roman de Julia Kristeva Thérèse mon amour: Thérèse d’Avila, et du post-scriptum que sa protagoniste Sylvie Leclercq y adresse à Diderot en référence à Suzanne dans La Religieuse, l’ouvrage de Jennifer Vanderheyden s’attache à relire l’œuvre de ce dernier à la lumière de l’impact de la lettre de cachet dans la vie même de l’écrivain. Telle une épée de Damoclès faisant osciller entre silence et embastillement tout individu impliqué dans la création, la publication comme la réception de propos subversifs, la lettre de cachet (abolie en 1790) conditionne l’expression de toute impulsion allant à l’encontre de l’Église ou de l’État, au point de devenir l’hypotexte non seulement de l’univers du mémoire épistolaire de la religieuse au Marquis de Croismare, mais encore de celui de l’écriture au sens large sous l’Ancien régime. Tout écrit passé au crible par les officiers de la Censure royale se transforme ainsi en propos adressé en filigrane au Roi, et surdétermine du même coup la réception virtuelle de ce propos pour faire de la lettre de cachet une réponse du monarque lui-même. L’élément de cupidité morale du titre de l’ouvrage de Vanderheyden se rapporte pour sa part au domaine familial, plus large, et plus largement public, des requêtes de lettre de cachet émises par des personnes privées motivées officieusement par l’attrait d’un héritage alléchant, par exemple; elles demandaient officiellement au Roi ou aux autorités policières d’intercéder en leur faveur pour faire incarcérer un membre de la famille dont la conduite censément immorale allait à l’encontre de l’ordre familial calqué sur celui de la monarchie.
Vanderheyden retrace ainsi le contexte des premiers pas publics de Diderot dans la République des lettres au temps de l’Encyclopédie, pour y examiner l’impact et de la lettre de cachet demandée par Diderot père contre les velléités maritales de son fils, et de celle ordonnée par le Roi pour censurer l'athéisme de la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient. Cette entreprise qui met en parallèle vie, droit et littérature au sens large du terme repose pour sa part sur l’étude de cas historiques sur archives, tels celui de l’affaire de Mlle Henriette-Émilie de Bautru par Eugène Asse (1897) et ceux répertoriés par Arlette Farge et Michel Foucault dans Le Désordre des familles (2014). D'un point de vue théorique, on peut trouver à redire à la mise en parallèle psychocritique de la biographie et de la littérature. Mais il reste indéniable, d'après l'étude historique de Vanderheyden dans son premier chapitre "Diderot and the Lettre de Cachet", que plusieurs facteurs favorisent un rapprochement entre les mœurs au temps des Lumières, la vie de Diderot et la fictionnalisation de celle de Marguerite Delamarre sous les traits de Suzanne Simonin dans La Religieuse. Parmi ces facteurs, on inclut l'utilisation des couvents comme "maisons de force", l'intensification de la pratique de la lettre de cachet dans la première moitié du XVIIIe siècle en parallèle avec la création et le développement de la police, et surtout les abus de cette pratique sur le plan moral. L'itinéraire personnel et l'activité professionnelle de Diderot au cœur de la grande entreprise intellectuelle et scientifique des Lumières se rejoignent ainsi à la croisée de l'évolution des mœurs dans les familles bourgeoises et de l'histoire des idées. Les mœurs sont ainsi sanctionnées par les lettres de cachet concernant les "Affaires de famille", et les idées par celles concernant les "Affaires d'État" ou "Affaires de police" selon les catégories énoncées par Frantz Funck-Brentano en 1903 dans son étude des lettres de cachet à Paris (p. 9).
Dans ces conditions, la proximité soulignée par Vanderheyden entre la lettre de cachet et le mémoire épistolaire que constitue le roman de La Religieuse (par le biais, notamment, des lettres que reçoit Suzanne Simonin de sa mère lorsqu'elle est au couvent) appelle un autre parallèle. D’un côté, ce parallèle met sur le même plan la surdétermination de la parole et de la puissance performative royales, matérialisées par le sceau cachetant la lettre ainsi que par l'emprisonnement qui résulte de sa réception, mais aussi l'arbitraire des vœux religieux imposés à Suzanne emprisonnée à son corps défendant. De l'autre côté, il accroît la nécessité impérative pour Diderot de respecter sa promesse aux autorités policières de ne plus publier d'écrits subversifs afin de sortir de Vincennes et d'éviter à tout prix une nouvelle incarcération. Diderot doit emprunter des chemins détournés dans le but de mener à bien, et ses responsabilités à la tête de l'Encyclopédie, et celles qu'il prend de son propre chef dans nombre de débats intellectuels animant et agitant la République des lettres. De fait, cette approche novatrice permet à l'auteure de se démarquer de la critique lisant traditionnellement La Religieuse du point de vue de la satire du couvent comme espace carcéral et des mœurs conventuelles répressives ou perverses. Elle déplace l'interprétation du texte sur le plan de la liberté d'expression individuelle féminine et des moyens créatifs et créateurs de mettre en œuvre cette liberté en dépit des restrictions dont elle fait l'objet. Vanderheyden illustre son analyse plus avant en s'intéressant au Père de famille ainsi qu'à Jacques le fataliste ou à Est-il bon ? Est-il méchant ?, œuvres groupées dans la catégorie "fiction". Les protagonistes féminins s'y retrouvent aux prises avec d'autres institutions, le mariage et la justice (dans l'épisode bien connu du pâtissier dans Jacques le fataliste par exemple). Elles subissent, de manière légitime ou non, la pression et la répression sociétales en voyant leur agentivité diminuée, niée, ou encore sanctionnée.
La notion de cupidité morale reprise d'Eugène Asse par Vanderheyden (p. 3) suppose un abus de la lettre de cachet mais fait aussi émerger une nouvelle dimension de cette pratique en tant qu'elle porte atteinte à l'intégrité de la parole royale. Tandis que les requêtes présentées par les familles visent à justifier leur propre bien-fondé en s'enjolivant des attraits de la fiction romanesque, l'augmentation des demandes de révocation de ces lettres de cachet de la part de leurs victimes renforce, par extension, le paradoxe intenable d'un monarque qui reviendrait sur l'efficacité de sa propre parole. D'où le risque augmenté lié à toute tentative de remise en question de la validité d'une requête de lettre de cachet. Vanderheyden associe cette variabilité de la valeur de la parole à la mise en question de sa transparence. Elle aborde cette question dans le deuxième chapitre de son ouvrage, "Stained Souls and the Lettre de Cachet". Elle s'appuie sur les travaux de Vivienne Mylne, Rosalina de la Carrera, Julie Hayes ou Pierre Saint-Amand sur La Religieuse pour développer une analyse poussée de la communication dans le roman, notamment en ce qui concerne les confusions épistolaires qui entourent et traversent l'écriture du texte. Elle souligne ainsi la dynamique du dit et du non-dit à l'aide des notions psychanalytiques de "père-versité" et de "mère-versité" de Julia Kristeva. Selon l'identité des destinataires, cette dynamique trouble d'un voile de contrôle et d'intentionnalité ou de liberté le rapport de Suzanne à l'écriture des lettres internes au mémoire, tout en ouvrant la porte à la sublimation de tabous sexuels par le biais du processus créatif. À la suite de sa lecture du texte de Diderot, Vanderheyden revient sur les rapports complexes entre réalité et fiction dans deux cas historiques dont la légendaire affaire "de Nogent" autour du confinement forcé de Henriette-Émilie de Bautru : le dossier judiciaire de cette dernière et plus particulièrement la circulation d'un mémoire de sa main font écho à la situation narrative et à la position discursive de Suzanne dans le roman de Diderot. Ayant connu une grande publicité à la cour de Louis XIV comme à celle de Louis XV, cette affaire et la dimension épistolaire de sa médiatisation offrent un paradigme valable pour l'époque, y compris pour la rédaction de La Religieuse.
Dans son troisième et dernier chapitre, "Est-elle bonne, est-elle méchante?", Vanderheyden reprend comme cadre le titre de la pièce Est-il bon ? Est-il méchant ?. Elle le féminise dans sa dimension morale et l'intègre plus avant dans l'étude de la manipulation du langage et de la vérité dans l'écriture de Diderot et dans celle de La Religieuse en particulier. Cette manipulation opère non plus au sein du couvent, mais dans un retour en arrière vers les racines familiales du confinement forcé de Suzanne dans les couvents dont elle finit par s'échapper (comme en témoigne le post-scriptum dans lequel elle fait état de la relecture de son mémoire). Vanderheyden développe ainsi un parallèle entre le désordre occasionné à la naissance de Suzanne dans sa famille et celui occasionné par sa présence dans les lieux conventuels qu'elle traverse. En ce sens, le système conventuel offre la manifestation littérale, architecturale et logistique de la répression symbolique tenant au fonctionnement de la lettre de cachet, faisant de la situation comme du récit de Suzanne les équivalents littéraires de cette manifestation. Au bout du compte, la comparaison entre Suzanne chez Diderot et Thérèse chez Kristeva par laquelle Vanderheyden conclut son volume semble voir dans l'analyse de la religion par Kristeva des éléments psychanalytiques absents de celle de Diderot, tout en valorisant par ailleurs la démarche esthétique et artistique de Suzanne sur le fond de l'article GÉNIE de l'Encyclopédie. Si la religieuse de Diderot se perd dans son récit, la religieuse de Kristeva s'abîme dans son extase sous l'emprise d'une foi qui reste hors de portée de la première.