Nina R. Gelbart, Minerva's French sisters
Nina Rattner Gelbart, Minerva’s French Sisters. Women of Science in Enlightenment France,
New Haven & London, Yale University Press, 2021, 340 p., ISBN : 978-00300-25256-9
Curieux ouvrage que celui de Nina Gelbart. En s’intéressant à un pan négligé de l’histoire des sciences du XVIIIe siècle, celui des diverses contributions des femmes de science aux Lumières (Elisabeth Ferrand, Nicole Reine Lepaute, Jeanne Barret, Madeleine Françoise Basseporte, Marie-Marguerite Biheron et Geneviève d’Arconville), Gelbart alterne récit biographique et lettres (« interludes ») où l’historienne s’adresse directement à chacune de ces savantes. Partant du constat que les femmes ont participé au mouvement des Lumières, mais que leurs activités ont pour la plupart été effacées de la mémoire, l’auteure se prête à un exercice imaginaire. Elle se transporte dans l’intimité de ces savantes et, sur la base de leur expérience commune de femme scientifique, tisse des réseaux d’affinité entre passé et présent. A cette fin, Gelbart exploite de nombreuses sources, n’hésitant pas à ajouter des conjectures dès que les témoignages sont lacunaires. Dans cette quête de reconstitution d’une vie passée et dans le souci d’en rendre la « texture », l’auteure revendique le droit de recourir à la fiction : « For historians, hard facts are not all we need » (p. 13). La présentation biographique, déjà nourrie de nombreuses hypothèses, est donc complétée par des hommages écrits dans lesquelles l’universitaire américaine confie son admiration, portée par l’espoir que ces femmes de science d’hier deviennent des exemples pour les femmes d’aujourd’hui.
Dans le premier chapitre consacré à Ferrand, l’une des premières newtoniennes, Gelbart décrit l’environnement immédiat de la mathématicienne et épistémologue qui compte parmi ses amis et relations la comtesse de Vassé, Clairaut, La Curne, Mably, Turgot, Condillac, Jaucourt, Clairaut, Helvétius, Malesherbes et D’Alembert. Gelbart s’étend en particulier sur les relations entre Ferrand et Condillac. Tous deux ont collaboré à partir de 1747 et jusqu’à la mort de Ferrand en 1752. Ferrand encourage Condillac à repenser le rôle dominant qu’il accorde à la vue et à étudier chaque sens séparément. Elle lui a également inspiré l’idée de l’animation progressive d’une statue, bien avant que Diderot n’accuse Condillac d’avoir plagié la Lettre sur les sourds et muets. Condillac, dans la préface du Traité des sensations, rend un hommage public à Ferrand. Ce beau texte, cité dans son intégralité, jette un peu de lumière sur une femme qui a voulu rester dans l’ombre.
Dans le second chapitre, le personnage de Nicole-Reine Lepaute résiste davantage à une lecture mise au goût du jour. Voici une femme astronome, collaboratrice de Lalande, qui se plaint de ne pas faire partie de l’Académie des sciences (p. 63), qui sera admise à l’Académie de Béziers, mais qui fait obstacle à toute tentative de la part de Clairaut d’y faire entrer sa jeune protégée Goulier. Gelbart prend parti pour Lepaute et ne questionne pas, à cette occasion, un présupposé qui parcourt pourtant le livre, à savoir qu’une femme exceptionnelle est nécessairement amenée à défendre la cause des femmes. Après avoir évoqué les relations entre les époux Lepaute, l’auteure retrace la carrière de Mme Lepaute qui se consacre aux calculs astronomiques pour déterminer le passage de la comète de Halley, le transit de Venus et l’éclipse annulaire de 1761. Lepaute, Lalande et Clairaut parviennent à annoncer la date du passage de la comète de Halley au mois près, grâce à la contribution décisive de Lepaute, ce dont témoigne Lalande dans la Bibliographie astronomique. A partir de 1759 et jusqu’en 1774, Lepaute travaille sur la Connaissance des temps, qu’elle remanie avec Lalande, pour en faire un véritable outil pour astronomes et amateurs. Elle finit par abandonner les mathématiques pour s’occuper de son neveu, puis de son époux malade. Une fin que Gelbart juge plutôt décevante et qu’elle compare aux carrières abrégées des femmes universitaires dans les États-Unis d’aujourd’hui.
Le double chapitre 3 retrace la vie et les activités de botanique de Barret et de Basseporte. Les éléments biographiques à propos de Barret sont tirés des sources habituelles—récit de Bougainville, journaux de bord—mais aussi de découvertes récentes dans les archives qui apportent un éclairage intéressant sur les activités de Barret et de Commerson, une fois débarqués sur l’Île de France. En décembre 1773, Barret ouvre un cabaret et épouse Jean Dubernat. Elle est de retour en France fin 1775 et s’établit en Dordogne. Faute de témoignages directs de l’intéressée, ce portrait de Barret pose néanmoins plus de questions qu’il n’en résout, sans doute parce que la situation de Barret, en union libre avec Commerson, puis passagère clandestine, porte la marque du secret et de la marginalité. Au contraire, les activités professionnelles de Basseporte, seule femme à avoir obtenu un emploi rémunéré au Jardin du roi, sont bien connues. Gelbart retrace sa formation de peintre, sa carrière d’enseignante. En recopiant les dessins de Rosalba Carriera, Basseporte devient une pastelliste de renom. Elle apprend le dessin botanique auprès d’Aubriet, auquel elle succèdera, dessine les illustrations des ouvrages de Pluche et de Duhamel Du Monceau. Elle continue de peindre les vélins du Jardin du roi jusqu’à l’âge de 80 ans. Ce récit aux accents hagiographiques ne conserve que les éloges et passe sous silence les critiques.
Même panégyrique dans le chapitre 4 consacré à l’anatomiste et céroplasticienne Biheron, qui s’ouvre sur les nombreux témoignages d’admiration de Diderot, Mme de Genlis, Mme de Coigny et Dubourg. Gelbart montre que Biheron a joué un rôle non négligeable dans la pratique de la dissection et dans l’enseignement de l’anatomie du corps humain. Biheron donne des cours à son voisin Diderot qui s’en souviendra dans l’article cadavre de l’Encyclopédie. Elle fabrique des modèles anatomiques démontables en cire, ce qui lui permet de représenter une dissection sans odeurs, ni fluides incommodants. Le récit de Gelbart reconstitue en détail le travail de Biheron, les manipulations, la préparation des outils, le mélange des produits pour obtenir cette cire dont Biheron gardait le secret de fabrication. Face à l’enthousiasme que suscitent ses démonstrations anatomiques, le corps médical réagit en 1769 en dissuadant les étudiants d’assister à ses leçons, mais Biheron a des appuis à l’Académie des sciences. Diderot envoie sa fille chez elle pour des leçons d’anatomie sexuelle, convaincu que ce sera pour sa fille le meilleur garde-fou contre tout libertinage. Parmi ses amis, Biheron compte Dalibard, Dubourg par l’entremise desquels elle rencontre Benjamin Franklin à deux reprises. Le soutien du cercle à la cause des Insurgés crée des relations qui s’avèreront utiles lors de ses séjours à Londres. Accueillie par Pringle, soutenue par Franklin, elle dissèque avec Hewson. Diderot tente de convaincre Catherine de Russie d’acheter ses moulages en cire. Il envisage même un voyage de Biheron en Russie, qui n’aura pas lieu. Après sa mort, les moulages disparaissent. La lettre à Biheron qui clôt le chapitre suit une déambulation dans le 5e arrondissement de Paris, avec pour halte obligée l’immeuble situé rue de l’Estrapade, où vécurent Diderot et Biheron, mais où seul est apposé le nom du philosophe.
Dans le 5e et dernier chapitre, qui s’appuie sur de nombreuses études récemment publiées, les travaux de chimie de Thiroux d’Arconville sont bien documentés grâce aux ouvrages anonymes dont elle est l’auteur : ses traductions de Monro, de Shaw, ses Pensées et réflexions et surtout son Essai pour servir à l’histoire de la putréfaction (1766). Ce dernier ouvrage rassemble les innombrables expériences que menait d’Arconville pour découvrir des substances propres à ralentir le processus de la putréfaction. Méditant sur la nature répétitive des expériences en laboratoire, Gelbart met en lumière l’ascèse du travail que pratique d’Arconville, pour qui le travail scientifique est un remède aux maux du corps et à ceux de l’âme. Conformément à cette conception austère de la vertu, d’Arconville loue une forme de sociabilité savante avec ses amis (Macquer, Bernard de Jussieu, Malesherbes), fondée sur l’honnêteté et l’humilité.
Il est difficile d’esquisser quelques traits généraux qui pourraient distinguer ces femmes des autres. Gelbart s’y essaie cependant, remarquant que certaines sont mariées, d’autres choisissent de vivre avec un partenaire féminin. Elles sont parfois athées, parfois jansénistes. Pourtant rien ne paraît leur être commun ; chacune est une « femme extraordinaire ». Gelbart réinsère leur œuvre dans le grand récit de l’histoire des sciences et remarque que le mot « scientist » est attesté pour la première fois en anglais dans un ouvrage de William Whewell en 1834, à propos des mérites de Mary Sommerville. Le mot est donc d’abord associé à une femme, ce qui explique peut-être pourquoi son usage mettra du temps à se diffuser. Nina Gelbart avait pour objectif de nous persuader que les femmes ont activement participé aux Lumières scientifiques. Mission accomplie dans ce livre destiné, sans doute, à un public plus large que celui des chercheurs. Cherchant à reconstituer la réalité matérielle de leur vécu, l’auteure se glisse dans la psyché de ces savantes du passé, persuadée que l’expérience d’être femme transcende les différences de siècle et de culture. La présente étude illustre la tendance actuelle de recourir à la fiction pour combler les lacunes de l’histoire. Il n’est pas certain que ces femmes de science gagnent au change. Il en résulte des portraits invariablement élogieux, modernisés, conformes à notre époque. Reste l’effort louable d’une historienne qui (re)donne vie à ces savantes et qui, tel Pygmalion, succombe à leur charme.