Matteo Marcheschi, Il gusto della materia. Sensibilità, conoscenza e finzione nella filosofia di Denis Diderot
Matteo Marcheschi, Il gusto della materia. Sensibilità, conoscenza e finzione nella filosofia di Denis Diderot, ETS, Pisa 2024, 304 p. ISBN: 9788846770653
S’il existe un véritable “problème Diderot” dans l’historiographie philosophique et littéraire, celui-ci trouve son origine dans la multiplicité des intérêts du Philosophe – qui vont de la religion à la politique, du théâtre à l’art pictural et sculptural, de la relation entre science expérimentale et systématique, de la physiologie au statut de la fiction – et dans les formes de ses œuvres – la pensée, l’aphorisme, la lettre, le roman, le dialogue, le conte philosophique, le dictionnaire, l’encyclopédie, le traité. (p. 9 ; traduction personnelle, comme pour l’ensemble des citations qui suivent)
Face à la multiplicité qui caractérise la philosophie diderotienne, la ligne de recherche adoptée par Marcheschi, dans cet ouvrage tiré de sa thèse de doctorat, consiste à en rechercher l’origine théorique, en révélant au cœur de la pensée protéiforme du Philosophe une certaine conception de la raison humaine qui ne voit pas « le multiple comme un obstacle, mais comme sa forme même » (p. 13).
Dans cette perspective, l’étude commence par l’article GOÛT de l’Encyclopédie, décrit comme « un texte qui est déjà contexte et époque » (p. 14) : il constitue un nœud théorique et un champ de tension entre les positions des penseurs les plus influents de la période, tout en étant un centre de rayonnement des principaux problèmes de la philosophie diderotienne. Le plan théorique de l’entrée encyclopédique illustre avec éloquence l’importance de la réflexion sur le goût dans la pensée du XVIIIᵉ siècle, que l’auteur s’est appliqué à étudier selon la perspective de l’Ansaztpunkt auerbachien, y identifiant un phénomène qui permet d’observer l’ensemble à partir d’une partie. En effet, la définition et l’exercice du goût, c’est-à-dire le jugement, sont au centre des interrogations philosophiques fondamentales. Ces interrogations, souvent abordées à travers des débats peu connus du lecteur contemporain, sont ici reconstituées avec une précision et une perspicacité remarquables. Dans le premier chapitre, l’analyse du débat sur la cuisine – objet de la Querelle des Bouffeurs – permet de mettre en lumière la notion de ragoût en tant que concept central, autour duquel s’articulent diverses questions philosophiques. Les deux factions de la querelle, qui reflètent celles de la mieux connue Querelle des Anciens et des Modernes, proposent des interprétations divergentes quant à la conception appropriée de la pratique culinaire : si, pour les Anciens, la cuisine traditionnelle, simple et peu élaborée (la table de la nature) représente l’alimentation correcte, pour les Modernes le ragoût est le symbole d’une nouvelle façon de concevoir la pratique alimentaire, qui met l’accent sur la transformation des aliments et les relations entre les ingrédients. De manière figurée, cette confrontation repose sur une discussion de nature épistémologique : la connaissance véhiculée par l’art culinaire devient pour les modernes la métaphore d’un nouveau type de savoir qui place la notion même de relation au centre de la gnoséologie humaine. Comme le montrent clairement les passages où Diderot parle du ragoût, le savoir culinaire est celui d’un corps vivant et en contexte, lieu d’un jugement immédiat qui est à la fois intelligence et sensibilité, et trouve dans le plaisir son critère d’orientation. En réaction à ce savoir, les partisans de la tradition, comme le chevalier de Jaucourt et les Jésuites, associent le ragoût à des domaines du savoir étrangers à la pratique culinaire, soulignant ainsi « la nature transposée et métaphorique » du débat sur la cuisine. Dans les articles du chevalier de Jaucourt, le ragoût est défini comme une préparation artificielle, une « tromperie qui, sous le voile de l’agréable, cache un poison mortel », et cette idée est renforcée par l’association de termes alimentaires à d’autres termes liés à la mode et à la cosmétique. Cela suggère que la cuisine est un savoir doxastique, capricieux et dépourvu de principes stables, un véritable savoir du déguisement.
L’auteur retrace donc clairement comment, au XVIIIᵉ siècle, la réflexion sur la cuisine devient l’occasion d’un débat sur la manière d’appréhender la relation cognitive entre l’homme et le monde. Pour les Modernes, le jugement gustatif qui sous-tend la pratique alimentaire est le « laboratoire d’une raison philosophique spécifique », à la croisée de la physiologie et de la gnoséologie, qui révèle « une intelligence à la lisière entre soi et le monde » (p. 15). L’importance historico-philosophique de ce débat est ensuite soulignée par le fait que cette raison « liminaire » représente, à l’époque des Lumières, une alternative à la dichotomie entre sujet et objet, et à l’image monolithique de la raison comme domaine séparé des événements du corps (des sens) et de la matière. Cela signifie que le goût « interroge une raison contextuelle, qui juge instantanément les multiples aspects du réel, les ordonnant momentanément et permettant à l’être humain de s’orienter efficacement dans le monde » (ibidem).
À l’époque de la Querelle des Bouffeurs, une trajectoire de recherche se dessine, qui place au centre du discours l’aspect procédural de l’art culinaire, voire les opérations, la technique et les objectifs qui guident la réalisation d’un plat. Cette trajectoire n’est toutefois pas spécifique au discours alimentaire : au cours des mêmes années, la réflexion sur le beau connaît également un déplacement analogue. La question qui guide l’enquête esthétique n’est plus « qu’est-ce que le beau ? », sujet de débat entre rationalistes et empiristes, mais plutôt « quelle est la logique de sa constitution ? ».
Dans l’étude du beau comme dans celle du ragoût, c’est donc le concept de rapport qui occupe une place centrale : ce sont les relations et les tensions entre les éléments (les ingrédients d’un côté, les formes et les couleurs de l’autre) qui constituent l’objet culinaire et esthétique en tant que processus. Parallèlement, pour Diderot, la notion de rapport occupe également une place centrale dans la dynamique artistique et culinaire : la réflexion esthétique menée dans l’article BEAU qu’il écrit pour l’Encyclopédie aboutit à la définition du jugement de goût comme une opération de l’intelligence capable de percevoir les rapports. Au cours de ces élaborations théoriques et conceptuelles, la perception des rapports devient donc pour Diderot le principe qui se situe au cœur de la raison, comprise comme un exercice à la fois de sensibilité et d’intelligence, ainsi que la loi de la dynamique physiologique et intellectuelle. Pour rendre compte de cette homologie, le troisième chapitre montre que le goût physiologique et le goût philosophique s’activent selon la même logique de la jouissance. L’auteur cherche également à interroger la relation entre le corps et « l’âme », enjeu central du matérialisme diderotien, à travers l’analyse d’une métaphore qui traverse l’ensemble de sa production. L’image de l’homme-clavecin devient progressivement l’expression de la dynamique physiologique et psychologique humaine, ainsi que le paradigme d’une physiologie de type vibratile, développée à partir du roman de jeunesse Les Bijoux indiscrets, qui explique le passage de la passivité des sens à l’activité de l’intellect. Dans la Lettre sur les sourds et muets, la métaphore de l’homme-clavecin, qui fonctionne comme une horloge à pendule, vise à montrer ce passage, en s’affranchissant d’un paradigme dualiste : l’âme est comme cette figure qui orne le sommet des pendules et qui, dans la métaphore diderotienne, s’écoute elle-même vibrer. Bien que cette idée n’acquière une cohérence théorique que dans Le Rêve de d’Alembert, le concept de base est déjà esquissé : comme dans le modèle physiologique cartésien, ce ne sont pas les sens, mais l’âme qui ressent.
Le matérialisme diderotien suppose ensuite de justifier le passage du monisme substantiel – la matière en tant que substance unique – au pluralisme fonctionnel – les différentes activités de l’organisme. Dans ses œuvres de maturité, telles que Le Rêve et les Éléments de physiologie, Diderot élève le modèle de la physiologie vibrationnelle à un niveau de complexité et de clarté supérieurs, en explorant la sensibilité humaine et sa logique à l’aide de nouveaux outils : les réflexions du médecin Bordeu sur le fonctionnement des glandes, le paradigme conceptuel de la science chimique et l’héritage philosophique de penseurs tels que Leibniz et Spinoza. Le plaisir active le corps dans son ensemble : de la fibre à la glande, jusqu’à l’organisme complet, chaque partie du corps a son propre caractère et son propre goût, qui se forment à travers l’expérience des relations établies avec les autres parties du corps et l’habitude qui en consolide certaines et en défavorise d’autres. Cependant, si les parties du corps ont toutes leur propre caractère, leur propre goût et donc leur propre vie, c’est la dynamique épigénétique du développement de l’organisme qui explique comment se constitue une identité unique et comment la matière, ontologiquement indistincte mais qualitativement différenciée (chaque molécule étant caractérisée par une force intime spécifique), peut donner naissance aux différentes activités de l’organisme. Le modèle épigénétique est donc chargé d’expliquer comment l’organisme se développe par niveaux et degrés de complexité croissants, et comment ce développement entraîne l’activation de nouvelles fonctions.
L’analyse de Marcheschi rend ainsi compte d’une avancée majeure dans l’œuvre de la maturité du philosophe : l’intégration des facteurs du temps et de l’histoire dans le modèle de la physiologie humaine. La morphologie vibratile et réticulaire du corps représente l’histoire qui se fait point et la diachronie qui se synchronise : à chaque instant et dans chacune de ses parties, la matière porte ainsi en elle le bagage de toute la vie de l’organisme, devenant mémoire et « préférence incarnée ». De même, la vie intellectuelle est une mise en œuvre continue d’une synthèse du multiple. Cet aspect de la pensée diderotienne fait l’objet du quatrième et dernier chapitre du livre, qui est probablement le plus significatif en raison de l’originalité de l’interprétation proposée par l’auteur. Une fois encore, c’est la dynamique sensible qui explique le fonctionnement des « facultés » supérieures de bas en haut : la sensation n’est pas le simple produit de la vibration des fibres et des organes, mais le résultat de l’activité synthétique de l’imagination qui transforme le réel, sous forme de fragments séparés et d’impressions locales, en un tableau unitaire et clair. Cette activité synthétique ne se limite pas à l’organisation des impressions reçues dans l’instant présent, mais intègre également l’immense mémoire de tout ce que nous avons vu, connu et compris. Elle devient ainsi la synthèse de toute notre expérience personnelle : « C’est un jugement naturel, un exercice implicite du goût qui réorganise le monde en contact avec la physiologie cognitive humaine et le rend connaissable » (p. 198-9).
Chaque sensation est donc, depuis toujours, un tissage et une interprétation, un réseau de relations présentes et passées qui se font connaître et reconnaître dans l’instant. Comme le souligne l’auteur, la réflexion de Diderot marque une rupture avec l’empirisme de Locke et le sensualisme de Condillac, car « dès le premier contact entre l’être humain et le réel, le monde s’instaure comme un réseau de relations articulées selon les axes du temps et de l’espace, le constituant comme un objet d’expérience » (ibidem). Le monde, en tant qu’objet d’expérience, est toujours le produit d’une opération projective de l’imagination sur la matière sensible : en d’autres termes, l’imagination impose une forme à la matière de l’expérience et le cadre qui naît de cette opération synthétique, en tant que tentative de redéfinition des relations entre le sujet et l’objet, devient un dispositif philosophique fondamental. Cette opération projective de l’imagination sur le monde est également une opération perspective qui, selon Marcheschi, « permet de souligner un premier résultat de l’opération philosophique diderotienne : en tant que projection perspective de l’homme sur le monde, le tableau de l’imagination donne forme à l’expérience en tant que fiction » (p. 203). Cela explique l’intérêt de Diderot pour la peinture et l’art en général – bien attesté par exemple par les Salons et les écrits sur la peinture et le théâtre –, ainsi que la raison pour laquelle le tableau pictural devient un moyen privilégié pour explorer celui de l’imagination et interroger de manière transposée sa spatialité et les relations entre ses parties. Si le tableau pictural peut, d’une certaine manière, être considéré comme le substitut de celui de l’imagination, c’est parce que, selon Marcheschi, qu’il s’agisse de nature ou d’art, dans la pensée diderotienne la relation de l’homme avec le monde est toujours de nature fictionnelle et prend la forme d’un tableau au niveau de l’imagination. Il en résulte que, pour Diderot, la fictionne ne s’oppose pas à la vérité, parce qu’elle est le seul moyen d’accès au réel. Par conséquent, la raison ne connaît d’autre logique que celle « de l’effet et de la figuration » (p. 234), c’est-à-dire une organisation des éléments à sa disposition qui ne se limite pas à les répliquer.
La réflexion sur l’art occupe ainsi une place prépondérante dans l’enquête gnoséologique de Diderot. Sa capacité révélatrice ne réside pas seulement dans l’analogie entre les deux types de tableaux – pictural et imaginaire – mais aussi et surtout dans l’écart qui les sépare et qui permet d’étudier leur mode de production. Pour pousser cet écart à son maximum et montrer son importance du point de vue gnoséologique, l’auteur examine la réflexion de Diderot sur le langage dans la Lettre sur les sourds et muets. Le langage est en effet le moyen d’expression le plus éloigné par nature du tableau immédiat et synchronique de l’imagination, car le discours met en œuvre un déploiement temporel et spatial de ce qui, dans la pensée, se donne tout à la fois. Cependant, même dans le langage, il existe des formes d’expression capables d’activer une tension avec la synchronie du tableau de l’imagination. Bien qu’elles ne puissent prétendre le reproduire entièrement et immédiatement, il existe des expressions « heureuses » qui incarnent une tension extrême vers la représentation de la pensée. Ce que Diderot appelle « hiéroglyphe poétique » est l’emblème de l’effort du mot pour devenir tableau, pour véhiculer simultanément des sens multiples à travers le choix d’une figuration expressive particulière, « réactivant une tension cognitive et perceptive » (p. 213). Le langage, dans sa forme la plus proche du tableau de l’imagination, n’est pas une simple fonction de communication, un vecteur de signifiés, mais l’expression de la constellation de relations que le tableau met en évidence, ainsi qu’un acte d’interprétation double : celui du locuteur et celui de l’auditeur.
L’étude de la nature spatio-temporelle du cadre de l’imagination vise, en dernière analyse, à faire émerger la « réarticulation radicale des formes du raisonnement, qui se présente comme un jugement immédiat de goût » (p. 220). En revenant sur Le Rêve, l’auteur met clairement en évidence, dans les derniers paragraphes, le principe philosophique qui sous-tend la réflexion de Diderot : l’intelligence humaine fonctionne sur la base de la logique vibratoire du corps et il existe donc une « parenté morphologique et organique entre l’acte de raisonner et celui de résonner », entre le raisonnement et la vibration sensible. Le monde vibre à travers le corps, non seulement au niveau des sens, mais aussi de la pensée : les relations perçues résonnent sous forme d’idées, et la vibration ne cesse d’activer de nouvelles relations, faisant en sorte que les pensées se génèrent les unes à partir des autres. Ce processus, afin d’éviter tout risque de dérive idéaliste, ne se déroule toutefois pas de manière incontrôlée pour Diderot : même si la logique du raisonnement fonctionne par associations parfois lointaines et similitudes légères, la conclusion du raisonnement est analogue à celle d’une mélodie, dans laquelle c’est toujours et uniquement l’effet, le résultat, qui détermine l’harmonie. La physiologie n’est donc pas tant un type de savoir qu’un modèle de savoir, tout comme la fiction est le mode de toute connaissance.
La recherche de Marcheschi, qui retrace les principaux sujets de réflexion de Diderot, montre ainsi que pour ce dernier, l’homme entretient avec le monde une relation de type poïétique. La parenté entre le fictionnel et le factice se retrouve à tous les niveaux de la réflexion du philosophe, ce qui permet de saisir le fil conducteur entre ses multiples intérêts et thèmes de recherche. Le choix de la réflexion sur le goût comme point de départ de cette enquête s’avère fructueux pour montrer le véritable point de fuite des œuvres diderotiennes : l’enquête sur la nature, la réflexion esthétique, physiologique et gnoséologique interrogent toutes cette relation poïétique de l’homme avec le monde, et c’est dans l’intelligence, en tant que faculté du corps entier, que se trouvent toutes les conditions de possibilité de ces réflexions.
Il gusto della materia est un ouvrage important pour sa capacité à réinterpréter, dans une perspective organique et globale, des aspects certes déjà examinés, mais le plus souvent séparément, de la philosophie diderotienne. Il apporte également une contribution précieuse à l’élaboration d’une image du siècle des Lumières renouvelée et dépouillée de catégories historiographiques obsolètes. Les différentes trajectoires de la pensée de Diderot sont tissées à travers les chapitres, parfois de manière souterraine, puis présentées à nouveau dans leur articulation naturelle et investies de significations supplémentaires. Mais l’importance de la recherche de Marcheschi ne réside pas seulement dans les questions qu’il sait reconstruire et investir de significations inédites, mais aussi dans l’articulation et la structure de son ouvrage. Ce livre a la forme du réseau, celle de la physiologie et de l’intelligence humaine selon Diderot : en reflétant l’objet qu’il étudie, à savoir la pensée protéiforme et réticulaire du philosophe, il crée une heureuse coïncidence entre la logique de la découverte et celle de l’expression. De plus, la forme du réseau permet à l’auteur de mettre en œuvre l’un des enseignements les plus féconds de la pensée de Diderot, selon lequel l’enjeu de toute tension ne réside pas dans sa résolution. La ligne de fuite doit toujours être maintenue, mais dans le but de former continuellement de nouvelles images, de nouveaux arguments et de nouvelles relations.