Marmontel parmi les « cacouacs » : « Gloire », « Grand » et « Grandeur » dans l’Encyclopédie
Référence : DUGAY-COBENA, Emmanuelle, « Les trois articles politiques de Marmontel dans l’Encyclopédie », Édition numérique collaborative et critique de l’Encyclopédie (ENCCRE), 2021. URL : http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/dossier/D00-3524598a8900
Les « Fragmens de philosophie morale » publiés à la suite du roman Bélisaire de Marmontel en 1767 regroupent les trois articles « Gloire », « Grand » et « Grandeur », publiés à l’origine dans le tome VII de l’Encyclopédie. Emmanuelle Dugay-Cobena en propose une lecture conjointe qui place Marmontel à la croisée du champ de la pensée politique et de la tradition des miroirs des princes, tout en révélant certaines idées audacieuses qui l’inscrivent encore davantage dans le cercle des philosophes de son temps.
La lecture transversale de ces trois articles politiques, « suggéré[e] par Marmontel » lui-même, forme un ensemble. Les articles sont tous trois signés par l’auteur, ils se renvoient l’un à l’autre et se font plus généralement échos par leurs réflexions communes. Le « cycle » est d’autant plus manifeste qu’il se constitue en marge des autres articles écrits par Marmontel, habitué à couvrir le domaine des belles-lettres et celui du théâtre. Plusieurs éléments d’ordre contextuel éclairent d’ailleurs la présence d’une réflexion politique chez l’auteur. Dans l’entreprise de l’Encyclopédie d’abord, le choix se porte sur Marmontel, proche de Voltaire et de D’Alembert. La disparition récente de Montesquieu, vers qui les rédacteurs se seraient probablement tournés, rend cette décision d’autant plus évidente. Dans la vie de Marmontel ensuite, la rédaction de ces trois articles intervient dans « moment crucial [d’]une carrière littéraire en pleine efflorescence ». L’étude met alors parfaitement en évidence la manière dont Marmontel développe sa pensée en mobilisant un riche réseau de références intertextuelles et diverses stratégies discursives lui permettant d’atténuer la portée critique de ses propos.
Les trois articles de Marmontel doivent beaucoup aux grands penseurs, orateurs et historiens de l’Antiquité tels que Platon, Plutarque, Tacite et Cicéron, qu’il cite à plusieurs reprises. Par ailleurs, Dugay-Cobena met en lumière l’influence des idées développées dans De l’esprit des lois de Montesquieu, comme la définition des trois formes de gouvernement et l’importance accordée au principe d’équilibre et de vertu. Marmontel tire également des préceptes du roman pédagogique de Fénelon, Les Aventures de Télémaque, notamment ceux qui mettent en garde contre les mauvais conseillers. L’analyse montre aussi qu’au niveau formel, l’aspect dialogique des articles, le recours au genre de l’apologue, ainsi que les adresses au lecteur – qui semble interpeller le monarque lui-même – relèvent aussi de la tradition du miroir des princes. Au sein de ce riche réseau intertextuel, Marmontel glisse des propos plus audacieux qu’il décontextualise ou généralise afin d’en désamorcer la dimension critique, voire dangereuse. Il émet par exemple l’idée d’une révolte légitime du peuple contre les souverains qui fondent leur gloire sur leurs funestes conquêtes. En penseur habile et soucieux de ne pas heurter la censure, Marmontel exprime ce « jugement détaché de toute contingence extérieure et de toute allusion à la société contemporaine. » Cette stratégie autoriserait toutefois « une lecture à plusieurs niveaux », particulièrement visible dans la critique des conquêtes du souverain. De tels propos peuvent en effet s’appliquer aux anecdotes historiques – à partir desquelles le lecteur est invité à tirer des leçons – mais ils font bien sûr écho aux souvenirs des conquêtes du roi Louis XIV, et pourraient même s’étendre aux décisions politiques récentes de Louis XV. L’analyse nous montre que Marmontel est toutefois beaucoup plus direct lorsqu’il flatte le régime de la monarchie absolue. « Dans la constitution présente des choses il nous semble donc que les Grands sont dans la monarchie française, ce qu’ils doivent être naturellement dans toutes les monarchies de l’univers » (grand, (Philos. Mor. Politiq.), t. VII, 1757, p. 850). Marmontel salue le système d’une « monarchie forte » : l’autorité du souverain règne sans partage et le pouvoir des grands est savamment contenu, les tenant à l’écart de toute tentation d’usurpation de l’autorité ou d’oppression du peuple.
La lecture fine de ce cycle d’articles proposée par Emmanuelle Dugay-Cobena témoigne ainsi de la richesse de la pensée politique de Marmontel. Comme souligné en conclusion, cette contribution fera entrer Marmontel dans « le sérail des “cacouacs” », mais il s’en éloignera ; cette prise de distance est certainement déjà annoncée dans la modération qui caractérise ses articles politiques.