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Marie Leca-Tsiomis, La Guerre des dictionnaires. Le Trévoux, aux sources de l’Encyclopédie, Paris, CNRS Editions, 2023, 229 p. ISBN : 978-2-271-13854-5

Professeure émérite à l’université Paris-Nanterre, spécialiste reconnue de l’histoire de l’encyclopédisme à l’époque moderne et tout particulièrement de l'Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, Marie Leca-Tsiomis nous offre une plongée minutieuse et éclairante dans les rivalités éditoriales, religieuses et politiques qui ont marqué la genèse et l'évolution de cet ouvrage emblématique du mouvement des Lumières. Elle nous invite à réexplorer l’histoire fascinante et encore mal connue du Dictionnaire de Trévoux, un pilier de la lexicographie du XVIIIe siècle. Ce dictionnaire, souvent éclipsé par la renommée de l'Encyclopédie, a pourtant joué un rôle crucial dans la diffusion des savoirs et les débats intellectuels de son époque.

Le Dictionnaire de Trévoux : un objet d'étude complexe et paradoxal

Initialement publié en 1704, le Dictionnaire de Trévoux est en large mesure le fruit d'une réécriture, opérée par des auteurs jésuites, du Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots français tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et des arts, d'Antoine Furetière, paru en Hollande en 1690 avec une préface de Pierre Bayle. Transformé et décalvinisé, le Trévoux (capitale de la Dombe, alors autonome) est un objet d'étude paradoxal. Malgré les critiques acerbes des savants de son temps, il a rencontré un succès considérable, comme en témoignent ses éditions et augmentations successives, passant de trois à huit volumes au fil des décennies, jusqu'en 1771. Marie Leca-Tsiomis montre comment ce répertoire alphabétique, censé synthétiser les travaux lexicographiques des XVIe et XVIIe siècles, et bien qu’il ait été souvent perçu comme un échec, a su répondre aux attentes d'un public avide de connaissances.

Adoptant une approche chronologique pour retracer l'histoire du Trévoux, en commençant par le Dictionnaire universel de Furetière et ses rééditions protestantes par le journaliste, controversiste et lexicographe français Henri Basnage de Bauval, Marie Leca-Tsiomis relève comment le Trévoux, initialement une réponse catholique à ces éditions protestantes, a évolué jusqu’à s’imposer comme un recueil de référence, malgré ses défauts et ses imperfections. Chaque chapitre de la Guerre des dictionnaires est ainsi consacré à une source ou à une édition spécifique du Trévoux, entrecoupé d'analyses savantes des dictionnaires concurrents, tels que la Cyclopædia: or An Universal Dictionary of Arts and Sciences d’Ephraïm Chambers, rédigée en anglais et publiée en deux volumes à Londres en 1728.

Ce faisant, Marie Leca-Tsiomis met en lumière avec érudition les circulations intellectuelles entre la France, les Pays-Bas et l'Angleterre : elle peut ainsi montrer comment l’intertextualité des dictionnaires universels devient un espace de combat idéologique, reflétant les affrontements religieux, politiques et bien entendu aussi commerciaux de leur époque. Le Trévoux, en particulier, est présenté comme un riche recueil de mots et de visions du monde, aux sources mêlées mais irréconciliables, établissant progressivement certains des fondements de l'Encyclopédie.

Une guerre des dictionnaires : controverses et héritages

Dressant une chronologie houleuse de l’émergence du genre encyclopédique, où l’on comprend comment le théologico-politique joue un rôle considérable dans la diffusion des savoirs, Leca-Tsiomis nous plonge au cœur d'une véritable « guerre des dictionnaires », déclenchée en 1701 par la publication de la seconde édition du Dictionnaire universel de Furetière, revue et corrigée par Henri Basnage de Bauval. Cette guerre, faite de coups et de répliques entre journalistes et lexicographes, reflète les affrontements entre deux religions, deux nations et deux manières de concevoir le savoir. On découvre alors que cette guerre a laissé des traces profondes dans l'évolution de la lexicographie, marquant la transition de l'universel à l'encyclopédique.

L’un des mérites majeurs de l'ouvrage de Leca-Tsiomis est sans doute de reconstruire les échanges et les circulations non linéaires qui ont marqué cette période. Elle nous guide à travers un voyage culturel sophistiqué, nous faisant découvrir les origines du genre des dictionnaires universels, les éditions successives du Trévoux et leur réception par la société savante de l'époque. Aussi l'auteure fait-elle ressortir deux aspects cruciaux : la tradition d'une « lexicographie de combat » et l'affirmation d'une « vocation de l'universel » à être la somme des savoirs livresques et vivants.

Bien documenté et d’une lecture aisée, La guerre des dictionnaires de Marie Leca-Tsiomis est donc un ouvrage incontournable non seulement pour mieux saisir ce qui distingue les anciens dictionnaires, qui servaient de lexiques bilingues ou de guides de bon usage, des recueils modernes, qui visent davantage à rassembler et expliquer divers savoirs techniques, scientifiques et philosophiques ; il permet surtout de repenser les généalogies de l'Encyclopédie et des débats intellectuels du XVIIIe siècle à travers l’étude des dynamiques idéologiques qui président à la création des dictionnaires. En retraçant les étapes de l’évolution complexe du Dictionnaire de Trévoux, l’ouvrage jette une lumière nouvelle tout à la fois sur la constitution des savoirs et sur certaines controverses culturelles de l’époque. Dédicacée à la mémoire du lexicographe Bernard Quemada, assortie d’une chronologie succincte des Dictionnaires universels et d’une note bibliographique, cette enquête passionnante mérite une place de choix parmi les grands ouvrages d’histoire de la lexicographie et de métalexicographie historique.

Luigi DELIA