Marc J. Ratcliff, Le tournant linguistique du XVIIIe siècle. Études d’histoire de la langue scientifique
Marc J. Ratcliff, Le tournant linguistique du XVIIIe siècle. Études d’histoire de la langue scientifique, Genève, Droz, coll. « Bibliothèque des Lumières », 2025, 490 p.
En s’appuyant sur une série d’études de cas, Marc J. Ratcliff défend dans cet ouvrage une hypothèse frappante : l’existence d’un « tournant linguistique » dans les sciences de 1740 à 1820. Durant ces décennies, les scientifiques auraient fait de la langue une préoccupation majeure : non contents de se tourner vers le réel (matters of fact), ils se seraient aussi tournés vers la langue elle-même (matters of language), jusqu’à en codifier l’usage. Ce souci de la langue, qui se traduit tout au long du XVIIIe siècle par la multiplication de dictionnaires techniques, de bibliographies ou de manuels, peut s’expliquer par l’accroissement des données scientifiques consécutif à l’extension du monde connu et au succès de nouveaux modes de publication comme l’article ou le mémoire scientifique. Marc J. Ratcliff propose de modéliser ce tournant linguistique par la fusion lente de deux traditions discursives d’abord opposées. D’un côté, une tradition systématique, soucieuse d’élaborer des règles pour désigner les choses de manière univoque et de faire coïncider classification et nomenclature, trouve son modèle dans la nomenclature de Linné et dans son usage d’un latin artificiel. De l’autre, la tradition expérimentale se concentre sur les savoir-faire scientifiques d’un sujet, parlant de ses pratiques à la première personne : cet « art d’observer », moins formalisé, se dit à travers des expressions figées qui circulent de textes en textes. Selon Marc J. Ratcliff, ces deux traditions rivales se seraient finalement ajustées l’une à l’autre à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. Les systématiciens auraient par exemple adopté la référence à l’observation comme fondement méthodologique des sciences, tandis que les observateurs auraient fait évoluer leur vocabulaire vers davantage d’abstraction. Des naturalistes comme Jacques-Louis-Florentin Engramelle ou Jean Senebier, d’abord réticents à employer le système de Linné, finissent par s’y convertir (p. 135, 362). Les conséquences de cette réunification sont massives : l’union de la systématique et de l’expérimentalisme rend possible une codification des gestes méthodologiques comme la reproductibilité des expériences, dont Marc J. Ratcliff rappelle qu’elle possède un versant linguistique (les savants devant être certains qu’ils expérimentent sur le même spécimen). Au-delà du cas de l’histoire naturelle, le tournant linguistique aurait touché l’ensemble des sciences de l’époque. À ce titre, il ferait partie des causes qui ont rendu possibles l’institutionnalisation et la professionnalisation de communautés savantes, la structuration du champ des savoirs en « disciplines » et le changement d’épistémè du tournant des Lumières. Parfaitement exprimé dans l’effervescence intellectuelle du « moment 1800 » (les cas de Luke Howard ou d’André-Marie Ampère en fourniraient d’autres preuves), le tournant linguistique se déploierait toutefois selon une périodisation plus large, allant de 1740 à 1820 – périodisation qu’il serait sans doute intéressant de rapprocher de la « Sattelzeit » (période de bascule, 1750-1850) théorisée par Reinhart Koselleck.
Parmi les deux « masses discursives » qui fusionnent lors du tournant linguistique, la tradition linnéenne a déjà été abondamment étudiée dans son rapport à la langue ; c’est en revanche beaucoup moins le cas du « langage méthodologique », et Marc J. Ratcliff ouvre ici une voie véritablement nouvelle en se penchant sur cet « immense iceberg lexical et discursif » (p. 158), passé jusque-là inaperçu. Déjà originale dans les années 1990-2000 (date d’une partie des articles retravaillés pour l’ouvrage), cette perspective de recherche l’est peut-être encore plus aujourd’hui, alors que la plupart des approches de la science – sciences studies, sociologie des sciences, épistémologie historique… – semblent s’être accordées pour étudier la science telle qu’elle se fait et non telle qu’elle se dit. De fait, si on trouve des travaux critiques consacrés à la rhétorique scientifique de la preuve, rares sont ceux qui prennent au sérieux la méthodologie, ce métadiscours de la science sur elle-même. Il suffit pourtant de lire les analyses exposées dans la première partie de l’ouvrage pour s’apercevoir de la richesse de ce continent inexploré. Marc J. Ratcliff s’intéresse à des expressions banales, presque clichées, comme « suite d’expériences », « multiplier les observations », « nombre suffisant d’observations », « fixer l’attention », « chercheur », et montre que leur étude fine et historicisée permet d’appréhender des mutations profondes, à la fois de l’épistémologie et des sociabilités savantes. Rejoignant les résultats de l’épistémologie historique par d’autres voies, il révèle, par une activité de close reading, l’historicité de notions comme l’hypothèse, l’histoire, le système, la méthode naturelle. Certaines conclusions étonnantes, comme cette idée d’un « naturalisme méthodologique » dans lequel « l’observateur transforme l’animal en savant pour en comprendre la spécificité » (p. 47), s’avèrent extrêmement fécondes pour qui connaît les textes de la période.
Le tournant linguistique du XVIIIe siècle est donc un livre qu’il faut lire, et un livre qui mérite d’être discuté tant pour sa méthode que pour ses propositions. Deux points me semblent pour ma part pouvoir donner lieu à débats. Le premier concerne le statut de la langue dans l’art d’observer. Tout en analysant avec une grande finesse la constitution progressive d’un langage méthodologique composé d’expressions figées, Marc J. Ratcliff laisse entendre que les observateurs naturalistes du XVIIIe considèrent avant tout la langue comme un obstacle à vaincre : leur rêve serait de pouvoir s’en débarrasser (p. 188, p. 229), de l’oublier (p. 243) ; ils accorderaient un statut « récessif » aux questions de langue (p. 191), rechercheraient une transparence de l’expression (p. 229, 269, 311, 367) et voudraient se « libérer de l’écriture » (p. 311) considérée comme « la fumée du moteur » (p. 367). Le tournant linguistique réaliserait ces espoirs en réglant la question de la langue. Personnellement, je me demande si Marc J. Ratcliff ne réduit pas trop la question de la langue scientifique à sa seule fonction de communication, en négligeant tout l’aspect énergétique des textes méthodologiques et scientifiques du XVIIIe siècle. Il me semble en effet que le langage méthodologique a aussi eu pour fonction, dans la science des Lumières, de nourrir l’émulation, de convertir ses lecteurs à la méthode, de les édifier par des exemples encomiastiques : pour filer la métaphore, la langue était moins la fumée du moteur que son carburant. Le terme intérêt revient par exemple de manière persistante dans la réception de ces discours. Un tel dit de l’Art d’observer de Jean Senebier : « Il était peut-être à désirer qu’il y eût jeté plus d’intérêt en l’animant davantage[1] ». Un autre remarque : « L’art d’observer et l’art d’écrire n’ont-ils point entre eux des rapports qu’on n’a pas assez remarqués ? Le bon écrivain exprime avec finesse, avec exactitude, avec intérêt, ce que le bon observateur a vu avec finesse, avec exactitude, avec intérêt[2]. » La récurrence des qualificatifs « grand observateur » ou « bon observateur » que Marc J. Ratcliff repère lui-même (p. 75) participe de cette fonction émulative du langage méthodologique. Le tournant linguistique correspondrait alors au moment où l’on abandonne cet idéal d’une communauté scientifique soudée (ou plutôt synchronisée) par une énergie commune, au profit d’un accent mis sur la standardisation du langage et des méthodes.
Un second point de discussion pourrait concerner la séparation des sciences et des lettres, évoquée à plusieurs reprises dans l’ouvrage comme une conséquence possible du tournant linguistique (p. 143, 213, 229, 411). De fait, il serait très tentant d’utiliser cette hypothèse historique pour rendre compte de la « guerre des sciences et des belles-lettres » qui éclate justement durant le « moment 1800 ». Il s’agit là d’une perspective passionnante mais complexe, dont l’étude approfondie pourrait faire bouger certaines lignes de l’ouvrage. Marc J. Ratcliff analyse par exemple les arts d’observer de Senebier et Zimmermann comme des tentatives de « formalisation » (p. 102, 299) qui annonceraient l’aboutissement du tournant linguistique. Mais ces ouvrages contiennent aussi des chapitres consacrés à l’observation dans les arts et la littérature : si formalisation il y a, elle fut conjointement pensée pour le domaine esthétique. Par ailleurs, une grande partie des acteurs du tournant linguistiques ont écrit des œuvres littéraires : Senebier a laissé des contes moraux, Haller des poèmes, De Gérando des fables… Ne pourrait-on pas exploiter ces corpus pour préciser le rapport de ces auteurs à la langue ? Il est ainsi possible que certaines préoccupations langagières analysée par Marc J. Ratcliff aient été plus transversales qu’il ne le suppose (au sens où elles s’appliquaient à la fois au domaine scientifique et au domaine esthétique) et que la tradition buffonienne – qui constitue, dans le cas particulier de la France, le troisième acteur du tournant linguistique – n’ait pas été la seule à se préoccuper du bien dire et de l’éloquence. La séparation des lettres et des sciences pourrait alors être moins un effet du tournant linguistique qu’une cause favorisant la résolution rapide de certaines questions posées auparavant à la culture dans son ensemble, et désormais restreintes au seul domaine scientifique.
[1] Jacques Pierre Brissot, De la vérité ou Méditation sur les moyens de parvenir à la vérité dans toutes les connaissances humaines [1782], 2e éd., Neuchâtel, Imprimerie de la société typographique, 1792, p. 73-74.
[2] Henri-David de Chaillet, « Œuvres complètes de M. Bonnet », Nouveau Journal helvétique, septembre 1779, p. 14-15.