Référence(s)

Lorenz Baumer, Fayçal Falaky et Zeina Hakim (dir.), Diderot et l’archéologie, Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2024, 267 p. EAN : 9782406165774

Portrait du philosophe en archéologue

L’ouvrage part d’un constat évocateur : Diderot, s’il manifeste un goût prononcé pour l’Antiquité, semble se désintéresser des vestiges matériels et de l’archéologie, pourtant en pleine naissance au XVIIIe siècle. On connaît de Diderot sa critique de l’anticomanie, ses charges sarcastiques contre Caylus, et ses désaccords avec Winckelmann : presque tous les chapitres qui composent cet ouvrage collectif y reviennent, pour en proposer une vision d’ensemble. Diderot et l’archéologie prend le relais de plusieurs travaux sur le rapport de Diderot à l’Antiquité. Après le livre de Jean Seznec, Essais sur Diderot et l’Antiquité (1957), l’article de Raymond Trousson, « Diderot et l’Antiquité grecque » (1964) et l’ouvrage collectif dirigé par Aude Lehmann, Diderot et l’Antiquité classique (2018), un sujet restait encore à explorer : « la culture matérielle de l’Antiquité telle que Diderot l’a connue » (p. 7) et non plus seulement sa culture littéraire et philosophique.

Le titre du livre ne doit pas laisser penser que Diderot serait lui-même archéologue, ou qu’il aurait un goût prononcé pour la pratique concrète de l’archéologie. Plusieurs auteurs le rappellent : le philosophe n’aimait guère les voyages, ne voyait pas toujours d’un bon œil le voyage en Italie, sauf pour les artistes, et raillait bien souvent la passion de ses contemporains pour les « breloques » découvertes dans les fouilles archéologiques. S’intéresser à Diderot et l’archéologie revient donc à tenter de comprendre la manière dont Diderot jugeait cette science naissante et comment sa relation matérielle à l’Antiquité (notamment à propos de la question des ruines) a nourri sa pensée philosophique et esthétique.

Le titre de cet ouvrage est aussi trompeur : il ne sera pas seulement question de Diderot, mais aussi beaucoup de l’Encyclopédie, souvent comprise comme une extension de la pensée de Diderot, alors qu’une grande partie des articles consacrés à l’archéologie ou aux ruines sont du fait de Jaucourt. Il aurait donc peut-être fallu préciser d’emblée que l’étude portait sur Diderot, l’Encyclopédie et l’archéologie, pour ne pas tendre à effacer le travail de Jaucourt, dont les travaux récents ont bien démontré l’importance à l’intérieur du grand chantier encyclopédique.

La première partie de l’ouvrage étudie la présence de l’archéologie et de l’art antique dans l’Encyclopédie. La seconde traite de la poétique des ruines de Diderot : on passe ainsi du jugement porté par Diderot à la pratique archéologique et à la description des ruines réelles, à une conception dynamique de la puissance évocatrice des ruines, que la peinture doit moins reproduire qu’imaginer pour susciter une émotion capable de faire saisir « l’enfoncement du temps ». La troisième partie s’attache enfin à étudier les rapports entre Diderot et les deux autres grands noms de l’archéologie et de l’histoire de l’art antique au XVIIIe siècle : Caylus et Winckelmann. Plusieurs fils traversent cet ouvrage, qui souffre parfois de certaines répétitions : la figure de Caylus, comme figure repoussoir de l’anticomane, est souvent convoquée ; la poétique des ruines est un axe majeur qui structure tout l’ouvrage ; la question de l’utilité des voyages est très proche de celle de l’usage des ruines, et permet de souligner à plusieurs reprises l’ambivalence de Diderot face à ces deux objets ; et enfin l’étude de l’usage des sources (savantes ou viatiques) par les encyclopédistes permet de mesurer les choix effectués dans les références intellectuelles et culturelles disponibles.

L’introduction, signée d’Alain Schnapp, fait émerger un paradoxe quant à la figure de Diderot : à la fois détracteur des anticomanes comme Caylus, il a en même temps contribué à « l’émergence de l’archéologie en tant que discipline » (p. 23). L’auteur expose le rôle crucial et singulier de Diderot par rapport à l’archéologie de son temps – celle de Caylus et de Winckelmann, plus antiquaires qu’archéologue au sens d’aujourd’hui –, et à la discipline moderne qui émerge à la fin du siècle. Le Philosophe conçoit l’objet archéologique différemment de ses contemporains. Si A. Schnapp inclut Diderot dans la catégorie d’antiquaire, il souligne d’emblée qu’il « se distingue de sa pratique antiquaire, car il ne place pas l’objet ou le monument au cœur de sa curiosité, il s’ingénie à le mettre à distance, à établir entre le vestige et l’antiquaire une sorte de colloque » (p. 18). Ce qui intéresse Diderot, c’est moins l’objet antique en lui-même que ce que la pensée et l’art peuvent en tirer, dans la mesure où cet objet évoque le passage du temps et les troubles de la nature. Ce rapport à l’Antiquité a une influence sur l’esthétique de Diderot, pour qui « il faut retrouver le sens de la nature qui était si présent dans l’art de la Grèce ancienne par l’observation fidèle de ses productions » (p. 18-19) par opposition à une imitation servile. Cette position est radicalement différente de celle d’un Caylus. A. Schnapp voit donc en Diderot un des pères de l’archéologie moderne, à un moment où naît cette nouvelle discipline. L’archéologie repose sur trois principes : la technologie (reconstruction des techniques du passé), la typologie (variation des types dans le temps et l’espace), et la stratigraphie (reconstitution des processus d’abandon et de fossilisation des objets et des monuments). Diderot aurait été le seul à « pressentir » (p. 21) le dernier principe, qu’A. Schnapp voit énoncé dans un éloge de son ami, l’ingénieur Nicolas Boulanger, en 1766. Diderot intègre la ruine à une pensée de la nature : il y voit « une trace évidente des convulsions de la nature autant que des vicissitudes humaines » (p. 22). Diderot, de par son intérêt pour l’Antiquité, sa manière singulière d’être un antiquaire, et son rapport aux ruines et à l’ordre naturel, peut être considéré comme un instigateur de l’archéologie moderne. Cette belle introduction permet de comprendre clairement les enjeux que s’attachent ensuite à explorer, souvent par des études de cas précis, les articles de l’ouvrage.

La première partie concerne la place de l’archéologie dans l’Encyclopédie, en privilégiant les articles écrits par Diderot. Malgré l’apparent désintérêt du Dictionnaire raisonné pour ces sujets, certains articles permettent de saisir les enjeux, à la fois épistémologiques et esthétiques, que l’archéologie soulève. Robert Bedon fait d’abord état d’une certaine pauvreté de l’archéologie concernant la Gaule romaine dans les contributions de Diderot à l’Encyclopédie (huit articles, en comptant les anonymes). L’auteur étudie en particulier l’article « Langres », auquel Diderot semble avoir dédié un travail d’envergure. Les sources et la documentation utilisées par Diderot sont souvent assez communes, comme l’ouvrage de Bernard de Montfaucon, ou le dictionnaire géographique de Bruzen de la Martinière, et le philosophe y demeure plutôt fidèle. Mais l’éloge de Langres utilise le recours à la description archéologique pour donner l’impression d’une ville importante dans l’Antiquité. L’article de l’Encyclopédie sert donc moins à connaître les vestiges de la ville natale de Diderot qu’à « illustrer l’histoire de cette ville » (§7 de l’article LANGRES). Matteo Campagnolo traite ensuite du thème de la monnaie et les pierres gravées antiques. L’auteur note d’entrée que l’intérêt de Diderot pour ces objets semble maigre, contrairement à celui porté médailles. La numismatique occupe une place faible dans l’Encyclopédie, tous contributeurs confondus. C’est en revanche la critique des numismates, les « vains curieux » (article MÉDAILLES (art numismat.) de Jaucourt) qui est monnaie courante – ce léger mépris pour les monnaies gravées pouvant être lié à celui, bien connu, que Diderot avait pour Caylus. Puis Virginie Nobs s’intéresse aux planches de l’Encyclopédie consacrées à la sculpture antique. Grâce à une étude fine des sources des planches, de leurs reprises, voire de leurs manipulations, elle remarque que l’Encyclopédie demeure tributaire de traditions iconographiques déjà anciennes. Celle-ci ne présente aucune statue inédite, et puise surtout dans les ouvrages de Bernard de Montfaucon, de Caylus et des ouvrages destinés aux artistes. Mais l’originalité de l’Encyclopédie dans son rapport à la sculpture antique tient à ce qu’elle ne s’intéresse pas vraiment à sa beauté, si souvent louée, ni ne cherche à servir de modèle pour la reproduction des statues. C’est moins l’objet qui semble intéresser les encyclopédistes que le processus de création : en insistant par exemple sur « l’importance capitale des proportions dans l’harmonie des volumes, elle met en valeur l’apport fondamental du savoir-faire du sculpteur, aussi bien du créateur original que des copistes qui lui succèdent » (p. 84), dans la droite lignée du projet encyclopédique de valorisation des arts et des métiers. Lorenz E. Baumer étudie enfin la place des portraits d’empereurs. Bien qu’ils aient suscité un vif intérêt, grâce aux découvertes d’Herculanum, l’Encyclopédie ne leur accorde pas de place spécifique. Cependant, des références ponctuelles témoignent d’une connaissance indirecte des portraits antiques, grâce à des sources secondaires. L’article met en évidence la tension entre les approches littéraires, antiquaires et artistiques, illustrée par la controverse entre Diderot et Falconet autour de la statue équestre de Marc Aurèle. Le sculpteur Falconet, s’appuyant sur un moulage en plâtre, critique la tête du cheval, qu’il juge mal exécutée et contraire aux règles de l’optique, nuançant l’enthousiasme de Winckelmann, qui louait au contraire son expressivité. Falconet insiste sur l’expertise technique des artistes, alors que Diderot, dans sa correspondance le sculpteur, défend quant à lui une approche plus littéraire et émotionnelle de l’art : la statue de Marc Aurèle incarne la grandeur impériale et l’admiration pour l’Antiquité, indépendamment des critiques sur l’exactitude technique ou anatomique.

La seconde partie étudie plus nettement le rôle que jouent les ruines dans la poétique de Diderot. Raphaëlle Merle étudie la « matière des voyages » au Levant dans la conception diderotienne des ruines antiques. Si Diderot demeure avant tout un philosophe de cabinet, refusant au voyage les qualités formatrices qu’on lui prête bien souvent, les connaissances tirées des voyages font tout de même partie de son horizon intellectuel. L’autrice s’intéresse principalement à la place des ruines du Levant dans l’Encyclopédie. Les articles RUINES et PALMYRE, ainsi que les planches qui y sont associées, sont tributaires des récits de voyage du siècle précédent (principalement de celui de La Boullaye-Le Gouz) ou plus contemporains (comme celui de Robert Woods). Comme souvent dans l’Encyclopédie, ce sont les voyages récents qui s’attirent les louanges, pour la fiabilité supposée de leur auteur. La question du voyage prend une autre forme dans le Salon de 1757, au sujet du peintre Hubert Robert, quand Diderot s’insurge contre les pâles copies réalisées par les peintres, soit pendant leur voyage, soit sur les gravures des voyageurs. Il leur répond par un « éloge de l’imagination » (p. 125). Cette opposition sert de critère au philosophe pour classer les tableaux de Robert, entre ceux qui méritent l’éloge et ceux qui pêchent par leur usage trop servile de la copie. La question du voyage oblige donc à penser le rapport ambivalent de Diderot face aux ruines, qui recoupe en même temps son ambivalence quant aux voyages : la ruine ne vaut jamais seulement pour elle-même, mais pour sa capacité à faire sentir « l’enfoncement du temps » et les vicissitudes de la nature, en un mot à faire sentir et penser le spectateur. Dans la continuité de cet article, Manuel Royo interroge la place des ruines archéologiques dans la pensée de Diderot. Il faut d’abord rappeler que « l’Antiquité ne se réduit pas pour le philosophe aux seules antiquités » (p. 140) : si les vestiges archéologiques sont des traces des temps passés, ils ne sont pas à eux seuls une voie d’accès vers la compréhension de l’Antiquité. Celle-ci, comme « modèle idéal » (ibid.), doit être sentie comme telle par la représentation artistique. Il faut donc donner du sens aux ruines, en les pensant comme la marque de cet idéal antique. Les ruines ouvrent vers un espace symbolique et imaginaire, signes d’un éloignement à la fois spatial et temporel : « Pour le philosophe, les ruines “spatialisent le temps” qui se trouve d’une certaine manière suspendu entre passé et avenir » (p. 144-145). Le problème soulevé par les ruines est moins archéologique qu’esthétique et philosophique. Saul Anton propose enfin l’idée que Diderot, dans ses écrits relatifs aux ruines antiques, constituerait un « musée anarchéologique » (p. 149), c’est-à-dire une vision de l’art conçue comme une poétique ouverte à l’invention, contrairement à Winckelmann qui voyait l’histoire de l’art comme linéaire et idéaliste. Les ruines sont au cœur de cette conception de l’art : pour Diderot, il n’y aurait pas de modèle esthétique antique, qu’il serait vain de tenter de reproduire, mais les ruines permettent d’ouvrir l’invention artistique.

La poétique des ruines de Diderot ne peut se comprendre indépendamment des deux autres grands antiquaires ou penseurs de l’Antiquité de son temps : le comte de Caylus et Winckelmann. C’est donc l’enjeu de la troisième partie de mesurer les apports et les différences entre Diderot et ses deux contemporains. Markus A. Castor compare d’abord Diderot au comte de Caylus. L’article insiste sur leur opposition : le comte de Caylus est un érudit qui cherche à collectionner les traces matérielles du passé et dont l’intérêt principal porte sur l’analyse et la classification des objets archéologiques. Au contraire, Diderot fait preuve d’un matérialisme poétique qui s’intéresse aux vestiges du passé dans la mesure où ils suscitent une émotion. L’objet archéologique vaut donc moins, pour Diderot, que sa capacité imaginaire. Ces visions antagonistes peuvent être résumées dans le débat qui les oppose en 1755, quand Caylus publie un essai sur l’encaustique, pensant avoir trouvé une manière de reproduire la peinture à la cire telle que les Romains la pratiquaient. Diderot raille cette prétention du comte à vouloir ressusciter l’art antique, pointant une forme de fétichisation de l’objet au détriment de la création esthétique. L’article de François Queyrel continue à étudier ce qui oppose les visions de l’Antiquité de Diderot et de Caylus, pour s’intéresser davantage à la méthode de ce dernier. La réputation de Caylus est en grande partie due à l’image posthume qu’ont forgée les encyclopédistes, faisant de lui un « faux érudit » (p. 196), la caricature du noble d’Ancien Régime et surtout un amateur, curieux et cupide, qui s’oppose au véritable connaisseur. Pour les encyclopédistes autour de Diderot, « Caylus est l’amateur à abattre ou, plus exactement, celui dont la mémoire doit être abattue. » (p. 200) Caylus est ainsi, à la fin de sa vie, presque tout simplement ignoré des encyclopédistes. Faut-il donc, après les encyclopédistes, ignorer Caylus ? Le travail matériel de Caylus, dans la pratique classificatoire de son cabinet, doit pourtant être pris en compte pour ce qu’il est : la naissance de l’archéologie comme discipline scientifique. Eric Moormann s’attache enfin à comparer les « vies parallèles » (p. 213) de Diderot et de Winckelmann. Les deux philosophes n’ont toujours eu que des rapports indirects : Winckelmann critique l’article BEAU de l’Encyclopédie et Diderot admire, dans le Salon de 1765, l’enthousiasme de la description de Winckelmann du Torse du Belvédère. Malgré cela, les deux philosophes n’ont jamais échangé, et leurs opinions sur l’art antique demeurent inconciliables, Winckelman privilégiant l’idéal de la beauté grecque, là où Diderot cherche l’énergie de l’émotion artistique. Winckelmann n’a pas eu une grande fortune en France, à cause peut-être des critiques de Diderot et de Grimm, même si on aperçoit son influence dans certains articles de l’Encyclopédie. L’auteur remarque toutefois que les deux philosophes se sont accordés au sujet de deux œuvres du peintre Anton Raphael Mengs réalisées en 1756. Ces pastels, représentant un philosophe et une danseuse, sont pourtant loués par les deux hommes pour des raisons différentes : Winckelmann admire une forme d’idéalisme et de perfection formelle, quand Diderot apprécie la tension dramatique visible dans les deux tableaux.

Les contributions de ce volume permettent d’éclairer à différents niveaux la pensée de Diderot face aux objets antiques et l’importance qu’il leur donne dans sa pensée de l’art et de l’histoire. Il demeure que la place de Diderot au sein du domaine archéologique est ambivalente, comme l’est sa conception des voyages, à la fois pionnier dans son rapport aux ruines et détracteur d’une vision figée et classificatoire de l’art antique. L’archéologie reste pour Diderot et pour les encyclopédistes un sujet parfois difficile à cerner, comme en témoigne parfois le désintérêt de certains articles de l’Encyclopédie ou certaines diatribes du Philosophe contre la fétichisation de l’objet. Appréhender la question de l’Antiquité par la culture matérielle s’avère stimulant pour penser une diversité d’enjeux esthétiques et philosophiques propres à Diderot et aux encyclopédistes. L’objet antique est avant tout une idée, que l’art doit matérialiser, non pas pour en donner une pâle représentation, mais pour en faire un objet sensible dans le présent. Il faut donc penser avec Diderot la naissance d’une archéologie sensible et poétique.

Matthias Soubise
ENS de Lyon – IRHIM