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Libertés sexuelles au XVIIIe siècle. Anthologie. Franck Salaün (éd.), Paris, Payot et Rivages, coll. « Petite Bibliothèque », 2024, 256 p. ISBN : 978-2-7436-6179-3

Pour comprendre ce qui est en train de se jouer dans les débats actuels sur le consentement, Franck Salaün nous invite à porter un regard éclairé sur les représentations passées de la sexualité, celles que la littérature, et particulièrement celle du xviiie siècle, nous a transmises.

La préface souligne avec précision comment, derrière l’idéalisation de la séduction de cette période, du libertinage gazé des petits-maîtres crébilloniens aux représentations plus ouvertement pornographiques, se cache l’euphémisation du viol et les injonctions du genre. Dans cette « danse nuptiale » (p. 9) que la littérature met en scène, les textes choisis visent à rompre avec de trompeuses images imprimées dans l’imaginaire collectif : point de plaisir léger dans le libertinage tout stratégique d’un Versac ; peu de liberté sexuelle féminine dans des représentations polarisées par la femme soumise et la « nymphomaniaque ». Cette préface a le mérite d’inviter à lever les voiles de la violence sur plusieurs textes du patrimoine littéraire. Derrière l’humour grivois d’un Casanova, c’est le violeur de blanchisseuses et non l’aventurier séducteur qui se fait jour[1]. Inversement, la mise en valeur de certains extraits permet de voir apparaître le consentement comme une véritable « conquête sociale revendiquée là où on ne l’attend pas » (p. 18) et de témoigner de la richesse de la littérature de cette période pour « mesurer la distance qui sépare la reconnaissance de l’intimité de la violence parée des atours de la séduction » (p. 17).

L’anthologie rassemble vingt-cinq textes, dont six sont écrits par des femmes. Ils sont regroupés en quatre parties : Fureur de jouir (I) ; La domination masculine (II) ; Art de jouir et art de faire jouir (III) et enfin Vers le consentement mutuel (IV). Chaque extrait est très brièvement introduit par une phrase qui permet d’en saisir le contexte, mais aucun commentaire ne vient éclairer la lecture ou proposer une interprétation. Le parcours allant d’un désir débridé et pathologisé à une revendication plus égalitaire du plaisir est entièrement envisagé par la structure de l’anthologie, laissant ainsi une très grande liberté aux lecteurs et lectrices qui (re)découvrent ces textes, dont certains demeurent assez largement célèbres.

I/ Fureur de jouir

Cette première partie rassemble des textes bien connus d’un public familier du xviiie siècle. Les deux premiers extraits mettent en regard l’éveil voyeuriste au plaisir sexuel de Saturnin et de Thérèse[2], offrant une défense et illustration de la naturalité du désir et du plaisir chez chaque sexe. Ces deux longs passages sont mis en regard avec l’article de l’Encyclopédie sur la fureur utérine et l’orgasme de la supérieure de Sainte-Eutrope dans La Religieuse. La sexualité féminine y est alors envisagée au prisme de la maladie : maladie naturelle, causée par l’organe féminin, ou maladie sociale, qui résulte de l’enfermement des filles et de l’imposition d’une continence contre-nature.

II/ La domination masculine

Ce second groupement éclaire la domination masculine cachée sous le titre de libertés sexuelles au xviiie siècle. Il s’agit avant tout de la liberté des Versac de « déchirer » ses conquêtes par ses discours ; de celle des Valmont, de violer des ingénues à peine sorties du couvent et des Casanova de sauter sur les blanchisseuses « comme le chat sur la souris » (p. 86).

À ces trois textes, qui livrent un point de vue masculin sur des corps féminins qu’ils s’approprient, répondent quatre extraits où le point de vue féminin sur ces violences émerge. Les deux premiers mettent en scène des victimes qui échappent de peu à des tentatives de viol. Le récit de Jeanne-Marie Roland, agressée par un apprenti de son père, fait particulièrement bien sentir le climat de crainte dans lequel évolue la jeune fille et surtout le sentiment de honte attaché toute sa vie à ce moment dont elle n’est pourtant en rien coupable. L’extrait de l’Histoire de Madame de Montbrillant est tout aussi instructif. Le style coupé encadre le passage choisi et traduit l’intense émotion de celle qui a bien failli être la proie d’un chevalier qui s’introduit dans sa chambre et enivre son mari dans l’intention d’abuser d’elle. Les deux derniers récits de la section illustrent une réponse féminine active dans la guerre des sexes qui se joue, et donnent à lire les très célèbres affirmations révoltées de Roxane, exposant sa conduite à Usbek avant de se suicider, et de Merteuil, qui ménage sa liberté et son indépendance dans les interstices de la domination patriarcale avec une froide intelligence.

III/ Art de jouir et art de faire jouir

Cette troisième section s’ouvre sur les propos des prostituées qui émaillent la littérature du temps[3], le Catéchisme libertin et l’assaut des Mousquetaires sur Margot illustrent encore une fois un désir féminin hors normes et dirigé vers le plaisir masculin[4]. La philosophie du boudoir sadien prône une réciprocité plus complète et milite pour des maisons de prostitution au service des dames. La voie de la nature serait celle du plaisir, et ce texte permet ainsi de faire une transition avec l’appel diderotien à « suivre la nature » (p. 143). De Jacques et son maître aux Otaïtiens, en passant par les plaisirs homosexuels de la Juliette de Sade, c’est peut-être la partie de l’anthologie qui illustre le plus la revendication d’une liberté sexuelle partagée.

IV/ Vers le consentement mutuel

La logique interne de cette dernière section est moins immédiatement perceptible. Nous retrouvons les deux romans qui ouvraient l’anthologie : Le Portier des Chartreux, et Thérèse philosophe. Les deux passages illustrent une première expérience sexuelle consentie : La première nuit d’amour de Suzon et Monique et l’abandon volontaire de Thérèse aux embrassements du comte. La surprise initiale laisse vite place à un plaisir conscient, partagé et renouvelé entre les deux jeunes filles du premier extrait, et le pucelage de Thérèse, prix d’un ingénieux pari, est finalement librement offert et non pris de force. Le comte attend que la volonté de la jeune fille s’accorde pleinement avec son désir pour paraître et déclarer : « je n’ai pas voulu devoir mon bonheur au gain d’une gageure ingénieuse. Je ne parais, mon aimable Thérèse, que parce que tu m’as appelé. Es-tu déterminée ? – Oui, cher amant ! m’écriai-je, je suis toute à toi ! » (p. 183). Ce roman nous livre ainsi un exemple remarquablement clair de consentement verbal explicite.

Un extrait de La Mettrie explore ensuite plus finement les sentiments et les sensations que procure l’amour charnel. Le passage explore la distinction entre le plaisir et la volupté, qui ajoute, par l’imagination, une profondeur et une intensité à des plaisirs qui, sans amour, ne sont que vains et passagers. Charlotte Reynier Bourette occupe dans la suite de cette section une place de choix. On trouve tout d’abord une pièce poétique qui vante l’amour conjugal et l’impatience des retrouvailles entre époux séparés. On peut regretter à ce titre que la spécificité de la liberté sexuelle dans le mariage ne fasse pas l’objet d’une section à part entière. En effet, le cadre conjugal est le seul dans lequel les femmes sont autorisées à consentir à la sexualité par les lois civiles et religieuses, mais c’est aussi le seul cadre qui les contraints, par devoir conjugal, à répondre positivement aux avances de leurs époux. La tension entre un plaisir légitime et partagé, tel qu’on peut le trouver dans les lettres de la jeune épouse du Journal en forme de lettres[5] de Françoise-Albine Benoist, et la contrainte sexuelle des unions forcées, qui font légion dans les romans de la période, aurait permis de mieux percevoir la façon dont la littérature peut à la fois reconduire les normes sociales, mais également les subvertir en matière de liberté sexuelle. De nombreuses romancières[6] inventent des personnages de maris soucieux du consentement de leurs épouses, prêts à renoncer à leurs « droits » et créent ainsi un espace de réflexion dans des romans qui n’ont peut-être jamais autant digressé et disserté que dans ce siècle.

La suite de la section regroupe quatre lettres qui discutent les principes avancés par Madame Cure dans son Traité sur l’amour délicat et dégagé des sens. Les lettres rompent avec l’angélique distinction qui sépare les sensations des sentiments et invitent à réconcilier les lois et la nature qui ne peut se satisfaire « d’une sensibilité aussi insensible » (p. 199) que celle prônée par le traité.

Enfin, la célèbre lettre 125 des Liaisons dangereuses clôt cette section et ce choix étonne. Dans l’ensemble de l’anthologie, de nombreux passages s’éclairent habilement par leur positionnement dans le recueil et le titre de la section qui les présente : c’est ce qui fait la force d’une bonne anthologie. Néanmoins, on peut regretter l’absence de justifications plus précises de certains choix, notamment pour cet extrait. Le chantage au suicide auquel Valmont se livre et une première consommation sexuelle sur un corps évanoui laisse perplexe le lecteur en quête de consentement : « elle se précipita, ou plutôt tomba évanouie entre mes bras […] je la conduisais, ou la portais, vers le lieu précédemment désigné pour le champ de ma gloire ; et en effet, elle ne revient à elle que soumise et déjà livrée à son heureux vainqueur » (p. 220). Valmont décrit la sidération, les larmes et la terreur de Tourvel. Son « consentement » final, dans lequel elle renonce à son existence propre, qui lui apparaît vide de sens après cet événement, est au moins sujet à débat[7]. Le passage, très intéressant au demeurant, aurait pu trouver une meilleure place ailleurs dans cette anthologie qu’en fermeture de la partie sur le consentement.

Le mot de la fin est toutefois laissé à Julie de Lespinasse qui, en guise d’épilogue, exprime la force de son amour à Guibert, dont elle doute de la capacité à aimer aussi intensément. Ses propos ne sont pas sans rappeler ceux qu’Isabelle de Charrière place dans la bouche d’une de ses héroïnes à propos de l’amour : « ce qui est trop souvent la grande affaire de notre vie n’est presque rien pour [un homme][8]».

En définitive, cette anthologie propose un nouveau regard sur des extraits aussi célèbres que les initiations sexuelles de Thérèse philosophe et du Portier des Chartreux ;les abus de la mère supérieure de La Religieuse, ou la liberté des Otaïtiens du Supplément au voyage de Bougainville. Ces textes canoniques côtoient des extraits moins populaires, mais tout aussi riches pour comprendre ce qui se joue dans la liberté sexuelle du xviiie siècle. Les Mémoires de Jeanne-Marie de Roland et l’Histoire de Madame de Montbrillant de Louise d’Epinay en sont peut-être les meilleurs exemples. On peut seulement regretter que le champ romanesque dont se sont emparées les autrices de la période ne soit pas davantage représenté : Claudine de Tencin, Marie-Jeanne Riccoboni, Françoise-Albine Benoist, Madeleine de Puisieux, ou encore Isabelle de Charrière dont les textes, certes moins connus que Les Égarements du cœur et de l’esprit ou Les Liaisons dangereuses, détaillent néanmoins avec finesse les tensions entre désir et volonté, au cœur du processus de consentement. Les mobiliser aurait permis de mettre en valeur la force du roman pour soulever des questions contemporaines, déjà posées il y a trois siècles. Toute anthologie implique néanmoins de faire des choix, donc de renoncer, et il demeure tout à fait essentiel de relire les grands classiques d’un nouvel œil, plus éveillé.


[1] On voit la nécessité d’une telle mise au point quand des spécialistes de la littérature du xviiie siècle comme Claude Habib (autrice du Consentement amoureux, 1998) érigent encore Casanova, en 2024, en modèle d’une sexualité respectueuse et des plaisirs partagés. Voir : « Procès Mazan : y a-t-il une culture du viol en France ? L’avis de Claude Habib », Le Figaro, 12 octobre 2024, en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=sRIwBVMnvm8, 2’17, consulté le 26 février 2025.

[2] Respectivement narrateur et narratrice de Histoire de Dom B…, Portier des Chartreux écrite par lui-même [1740] de Jean-Charles Gervaise de Latouche, et de Thérèse Philosophe [1748],[Anonyme] attribué à Jean-Baptiste Boyer d’Argens.

[3] Voir Mathilde Cortey, L’Invention de la courtisane au xviiie siècle : dans les romans-mémoires des « filles du monde » de Madame de Meheust à Sade (1732-1797), Paris, Arguments, 2001.

[4] Catherine de Vulpillières, analyse ces représentations en rappelant que : « S'exprimant sans réserve, dans toute sa gaieté et sa démesure, le désir de ces “nymphomanes” ne doit pourtant pas leurrer : loin de toute exigence réaliste, ces tableaux fictifs ne sont en rien des manifestes philosophiques en faveur d'un désir féminin libre et reconnu. Il s'agit avant tout d'évoquer un potentiel érotique accessible en imagination et stimulant pour le lecteur. Si la femme insatiable tient un rôle essentiel dans cet imaginaire, c'est précisément parce que la représentation qu’en donnent les romans est en décalage absolu avec une réalité qui n’est jamais critiquée et qui doit même subsister pour que demeure la transgression. » (« La nymphomanie des Lumières : regard des médecins et pornographes sur le désir féminin », dans Le Corps des Lumières, de la médecine au roman, Michel Delon et Jean-Christophe Abramovici (dir.), Littérales, n° 20, 1997, p. 158-159).

[5] Françoise Benoist Puzin de La Martinière, Journal en forme de lettres, mêlé de critiques et d’anecdotes, dans Céliane ou les amants séduits par leurs vertus, Olga Cragg (éd.), Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2002.

[6] Voir par exemple sur cette question l’Histoire de Miss Jenny et les Lettres d’Elisabeth-Sophie de Vallière à Louise-Hortense de Canteleu, son amie de Marie-Jeanne Riccoboni ; Les Malheurs de l’amour de Claudine de Tencin ; L’éducation du Marquis d*** ou mémoires de la comtesse de Zurlac de Madeleine de Puisieux. Pour approfondir la façon dont le roman et en particulier les romancières s’emparent de la question du devoir conjugale à cette période, nous nous permettons de renvoyer à notre article : « “Comprenez-vous le supplice auquel vous me condamnez ?” : le refus du devoir conjugal chez les romancières du xviiie siècle », dans Le Mariage en débat, Paris, Classiques Garnier, coll. « Masculin/féminin dans l’Europe moderne » (à paraître).

[7] Cet extrait a fait couler beaucoup d’encre. Si le viol de Cécile est assez communément reconnu comme tel, cette première nuit avec Trouvel divise davantage. Anne Grand d’Esnon analyse dans sa thèse l’histoire critique de cette scène, et rend compte des enjeux de l’interprétation de cette lettre comme scène de viol et des différents commentaires qui en ont été faits. Voir Interpréter des violences sexuelles dans les récits de fiction : discours de réception, problèmes théoriques et esthétiques, en ligne : https://theses.hal.science/tel-04770112v1, 6 novembre 2024, p. 374 à 390 (page consultée le 26 février 2025). Voir aussi la portée heuristique de l’interprétation de cette scène comme viol, que développe Mélanie Slaviero : « “Vous vouliez bien attendre que j’eusse dit oui, avant d’être sûr de mon consentement”. Sur un viol dans Les Liaisons dangereuses : analyse critique et enjeux méthodologiques. », Malaises dans la lecture, [en ligne] https://malaises.hypotheses.org/869, mis en ligne le 28 avril 2019 (page consultée le 26 février 2025).

[8] Isabelle de Charrière, Lettres écrites de Lausanne [1785], dans Romans de femmes du xviiie siècle, Raymond Tousson (éd.), Paris, Robert Laffont, 1996, p. 400. Voir également Marie-Jeanne Riccoboni, Les lettres de Mistriss Fanni Butlerd, A milord Charles Alfred, Comte d’Erford [1757], lettre XCVII, ibid., p. 255.

Doriane Dupau