Leo Spitzer, « Le style de Diderot », trad. Marion Braun, dans Soixante études sur le style de textes français
Leo SPITZER, « Le style de Diderot », trad. Marion Braun, dans Soixante études sur le style de textes français, Étienne Karabétian (éd.), Droz, 2023. ISBN : 978-2-600-06378-4
C’est une traduction inédite qui parvient aux lecteurs français, avec près de quatre-vingts ans de décalage par rapport à sa parution en langue originale : intégrée aux Soixante études sur le style de textes français, l’étude de Leo Spitzer sur « Le style de Diderot » trouve enfin le chemin de la langue française. On ne peut que s’en réjouir, et saluer plus largement la parution de cet épais volume confectionné par Étienne Karabétian, fin connaisseur de l’histoire de la discipline stylistique[1].
Parue en anglais en 1948[2], l’étude de Spitzer constitue la première analyse stylistique d’ampleur consacrée à Diderot : aujourd’hui encore, elle reste une référence majeure en la matière. Non sans une certaine morgue, Spitzer note la réticence de ses contemporains stylisticiens devant l’écriture diderotienne, qui défait assurément leurs points de repère. Des décennies plus tard, il est difficile de lui donner tort : la stylistique ne s’est guère saisie des textes de Diderot. En termes de travaux d’ampleur adoptant une démarche proprement stylistique, on ne compte guère que la thèse de doctorat de Gérald Gauthier[3], les ouvrages de Jean-Pierre Seguin[4] et de Georges Daniel[5] – de première qualité mais déjà anciens –, ainsi que, plus récemment, le travail d’Élise Pavy-Guilbert[6], où l’analyse stylistique accompagne d’ailleurs une contribution plus large à la problématique des imaginaires linguistiques[7].
On connaît la singularité de la démarche stylistique de Spitzer, dont l’influence sur l’orientation ultérieure de la discipline n’est plus à démontrer. Alimentée à la double source de la philologie et de la psychanalyse, elle se caractérise par l’alliance de postulats idéalistes et d’une approche objective des faits de langue : « à partir d’un détail que l’attention privilégie et qu’elle soumet à un examen au fort grossissement[8] », sélectionné pour l’écart ou la déviation supposés qu’il instituent vis-à-vis de la langue commune et pour son potentiel expressif, Spitzer s’efforce de cerner « le radical spirituel, la racine psychologique des différents traits de style qui marquent l’individualité d’un écrivain[9] ». Si l’étude sur Diderot n’est pas pour Spitzer l’occasion d’une profession de foi méthodologique[10], il n’est pas douteux qu’elle résulte de la démarche empirique qu’il a maintes fois revendiquée : c’est par imprégnation que Spitzer pratique l’analyse stylistique, et sous l’effet d’une longue fréquentation des œuvres que se dessinent ses pistes interprétatives.
L’étude part de l’identification d’un « motif rythmique » dans la prose de Diderot – un « rythme qui s’accélère » (495), où Spitzer voit l’empreinte stylistique d’un mouvement passionnel, et dont l’emblème pourrait être le « et culminant » (502), récurrent dans les exemples analysés, qui marque le relâchement de la phrase après une montée paroxystique. L’article entreprend dès lors de traquer « l’innervation du langage par l’émotion » (509), et plus singulièrement par la pulsion sexuelle, que Spitzer considère comme le « Grunderlebnis » (509) de l’écrivain. L’hypothèse de lecture tient donc à la reconnaissance, de page en page et en dépit des disparités de façade, de ce phrasé qu’il estime « en désaccord avec le style classique » (495).
Dans l’échantillon stylistique mobilisé par Spitzer, l’article Jouissance de l’Encyclopédie (t. VIII, 1765) tient une place de choix : au fil d’une microlecture linéaire, le stylisticien entreprend de démontrer que celui-ci peut se lire comme « traduction onomatopéique des sentiments » (499), et plus précisément comme un analogue stylistique, par sa cumulation graduée (modifier, Karabétian p. 33), de l’acte sexuel. Avant d’envisager deux pages fameuses du Neveu de Rameau, la deuxième étude stylistique développée porte sur un extrait de La Religieuse : le blason du corps de Suzanne, fortement érotisé, qu’esquisse la supérieure d’Arpajon à la pensée des tortures qu’il a endurées à Longchamp. Spitzer propose d’y lire un portrait stylistique de la supérieure, personnage tout de discordance et de dualité qu’emblématise le contraste stylistique entre exclamations emphatiques et scansion ironique d’un unique refrain narratif (« Et elle le[s] baisait »). Tout à sa lecture passionnée, Spitzer laisse dans l’ombre des éléments dont l’expressivité stylistique aurait mérité d’être soulignée : la valeur modale des exclamatives à l’infinitif ou la préférence affichée pour des expressions nominales démonstratives (« cette faible santé », « ces petits membres », « cette machine délicate », « ces bras », « ces yeux », « cette bouche », « ce visage charmant et serein », « ces joues », « cette tête », « ces cheveux », « ce front », « ce cou », « ces épaules ») plutôt que d’associer aux noms des déterminants possessifs de cinquième personne : les démonstratifs en cascade structurent la page autour d’une deixis ostentatoire (et dont la suggestivité sensuelle n’est pas douteuse), tout en écartant Suzanne de la position d’allocutaire qui aurait pu être la sienne. Ce sont autant de traces stylistiques qui vont toutefois dans le sens de la lecture spitzérienne de la scène : derrière la rhétorique compassionnelle, la mise en évidence d’une passion désirante.
L’étude témoigne de l’intérêt de Spitzer pour un certain type de page diderotienne – celles qui sont habitées par des tendances stylistiques contradictoires. Ainsi des orientations antagonistes repérées dans l’article Jouissance – d’une part le style coupé[11], « haletant, tendu » (505), de l’autre un rythme plus fluide, une montée en harmonie –, ou d’un échange, dans Le Rêve de d’Alembert, entre Lespinasse et Bordeu : Spitzer y relève la coexistence de deux dynamiques contrastées : celle, expansive et unifiante, de la « collocution », pour reprendre la belle expression qu’emploiera plus tard, pour décrire des cas approchants de « discours unique à deux ou plusieurs voix[12] », Georges Daniel ; celle, morcelante, de l’asyndète.
Lu à la lumière de la composante passionnelle de son écriture, Diderot apparaît donc chez Spitzer au prisme des manifestations stylistiques du « dynamisme d’un mouvement autopropulsé » (523). Plus d’un diderotiste reconnaîtra son auteur dans le « style staccato » (524) dépeint par Spitzer ; pour autant, conformément aux reproches souvent adressés à sa méthode stylistique, l’approche déployée est à la fois sélective et subjective. Plus généralement, l’étude s’avère aussi stimulante qu’imparfaite. Le caractère parfois touffu de l’analyse et plus encore de l’écriture, le labyrinthe des notes de fin (qui occupent à elles seules un espace presque équivalent au corps de l’article !), la rédaction un peu abstruse (on retiendra par exemple la notion récurrente, et que l’on peut juger peu heureuse, d’auto-potentialisation – en anglais self-potentiation), entravent une lecture qu’on aurait pu rêver, sur un tel sujet, plus allègre. Les stylisticiens regretteront aussi que la description linguistique reste, le plus souvent, peu technique – à la différence d’autres études spitzériennes où le microscope stylistique s’avère plus finement réglé (l’exemple le plus accompli étant sans doute celle, justement fameuse, sur Racine[13]). Enfin, ce texte qui prend place parmi bien d’autres (soixante études, comme l’indique le titre du volume) souffre de coquilles assez dommageables dans la traduction : faute de mieux, on sourira en rencontrant la mention de « La Règle de d’Alembert » (513). À côté de rapprochements hâtifs, l’attraction par l’explication psychologisante est évidemment datée, a fortiori parce qu’elle est portée à un point rarement atteint chez Spitzer, qui confesse que « [c]’est le seul article de ce recueil [Linguistics and Literary History: Essays in Stylistics, 1948] dans lequel [il s’est] permis de tenter de pénétrer l’âme non seulement de l’écrivain mais aussi de l’homme » (495).
En dépit de ses évidents défauts, il faut se réjouir que cette étude soit plus aisément accessible au lectorat français, qu’il soit féru de stylistique ou de Diderot : Spitzer propose de ce dernier une lecture profondément sympathique, constamment adhérente à son objet, attentive à l’extrême mobilité stylistique qui caractérise le corpus choisi. C’est indéniablement un portrait de Diderot parmi d’autres qui se dessine de page en page, dont le principal défaut est sans doute d’ambitionner une modélisation homogène d’un style qui ne se laisse pas si aisément enclore dans la répétition d’un seul et même motif. Au reste, Diderot ne nous avait-il pas prévenus qu’il fallait se garder de ne lui prêter qu’un visage ?
J’avais en une journée cent physionomies diverses, selon la chose dont j’étais affecté. J’étais serein, triste, rêveur, tendre, violent, passionné, enthousiaste. Mais je ne fus jamais tel que vous me voyez là. J’avais un grand front, des yeux très vifs, d’assez grands traits, la tête tout à fait du caractère d’un ancien orateur, une bonhomie qui touchait de bien près à la bêtise, à la rusticité des anciens temps. Sans l’exagération de tous les traits dans la gravure qu’on a faite d’après le crayon de Greuze, je serais infiniment mieux. J’ai un masque qui trompe l’artiste, soit qu’il y ait trop de choses fondues ensemble, soit que les impressions de mon âme se succédant très rapidement et se peignant toutes sur mon visage, l’œil du peintre ne me retrouvant pas le même d’un instant à l’autre, sa tâche devienne beaucoup plus difficile qu’il ne la croyait[14].
[1] Voir notamment É. Karabétian, Histoire des stylistiques, Paris, Armand Colin, 2000 et « Présentation : Leo Spitzer », dans J.-J. Briu et É. Karabétian, Leo Spitzer : Études sur le style. Analyses de textes littéraires français (1918-1931), Paris, Ophrys, coll. « Bibliothèque des faits de langues », 2009, p. 5-88.
[2] « The Style of Diderot », Linguistics and Literary History: Essays in Stylistics [1948], New York, Russell and Russell, inc., 1962, p. 135-191.
[3] G. Gauthier, La Phrase sans verbe chez Diderot : de l’autographe à l’imprimé, thèse de doctorat d’État de l’Université Paris-IV Sorbonne, soutenue en 1989 devant un jury constitué de J. Attuel, H.-J. Béchade, F. Deloffre (directeur), J. Hellegouarc’h et W. Trapnell ; voir également la présentation de la thèse dans L’Information grammaticale, n° 47, 1990, p. 39-41.
[4] J.-P. Seguin, Diderot, le discours et les choses : essai de description du style d’un philosophe en 1750, Paris, Klincksieck, 1978.
[5] G. Daniel, Le Style de Diderot. Légende et structure, Genève, Droz, 1986.
[6] É. Pavy-Guilbert, L’Image et la Langue. Diderot à l’épreuve du langage dans les Salons, Paris, Classiques Garnier, coll. « L’Europe des Lumières », 2014.
[7] Nous nous permettons d’ajouter notre propre ouvrage, récemment paru : « Des voix confuses et lointaines ». Représentations acoustiques du discours chez Diderot, Paris, Classiques Garnier, coll. « Investigations stylistiques », 2024.
[8] J. Starobinski, « Leo Spitzer et la lecture stylistique », dans É. Kaufholz, A. Coulon et M. Foucault (trad.), Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1980, p. 28.
[9] Études de style, éd. cit., p. 54.
[10] C’est en revanche le cas de l’étude « À propos de La Vie de Marianne (Lettre à M. Georges Poulet) » (Études de style, éd. cit., p. 367-396), véritable leçon de stylistique adressée à son illustre collègue, dont il ne manque pas d’égratigner la propre méthode au passage.
[11] Notion convoquée à plusieurs reprises, et toujours de manière quelque peu impressionniste ; il est vrai que J.-P. Seguin n’avait pas encore livré sa minutieuse étude sur le sujet, qui a permis de dissiper bien des malentendus autour du style coupé. Voir « Problèmes de définition du style coupé au xviiie siècle », Les Cahiers FORELL, n° 1, septembre 1993, p. 33-46.
[12] G. Daniel, Le Style de Diderot, op. cit., p. 436.
[13] Voir « L’effet de sourdine dans le style classique : Racine », Études de style, éd. cit., p. 208-335.
[14] Denis Diderot, Salon de 1767, Annette Lorenceau (éd.), dans Salons III. Ruines et paysages, Paris, Hermann, 1995, p. 82-83.