Référence(s)

Jean-Pierre Schandeler (dir.), D’Alembert. Itinéraire d’un savant du siècle, Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2023. ISBN : 978-2-406-15087-9

On se demande souvent ce qu’on peut encore dire sur un savant et philosophe célèbre, déjà étudié dans de nombreux ouvrages depuis deux ou trois siècles. Il est vrai que parfois les nouveaux livres apportent peu et se contentent de présenter au goût du jour ce qui avait été décrit et analysé auparavant. Ce n’est pas le cas ici.

En ce qui concerne D’Alembert (du moins de l’avis du rédacteur de cette recension), la grande nouveauté, c’est l’édition critique et commentée des œuvres complètes (O.C.) de cet encyclopédiste en cinq séries de plus d’une dizaine de tomes chacune, depuis 2002. Il s’agit d’un travail collectif de longue haleine comportant huit volumes publiés, deux sur le point de l’être, et de nombreux autres dans un état d’avancement variable. La revue Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie en a rendu compte à diverses reprises. À cela s’ajoute directement ou indirectement l’édition numérique de l’Encyclopédie (ENCCRE), dont le domaine visé dépasse évidemment le seul D’Alembert. Pour saisir l’intérêt et l’originalité de ces entreprises un peu monstrueuses, il faut se souvenir que les éditions antérieures des œuvres de l’auteur (xixe siècle) ne comportaient que ses ouvrages philosophiques, littéraires et historiques : les travaux scientifiques en étaient omis. D’ailleurs, les éditions d’œuvres complètes étaient en fait rarement « complètes » : leurs responsables se limitaient pour les uns aux seules œuvres scientifiques (Laplace, Lagrange) et pour les autres aux seules œuvres littéraires ou politiques (Condorcet). Il y avait pourtant eu une première exception due à Bossut (d’ailleurs l’un des plus proches disciples de D’Alembert) pour l’édition de Pascal autour de 1780. Revenons à notre auteur, les traités et mémoires scientifiques de D’Alembert étaient en réalité fort peu lus (quasiment jamais d’un bout à l’autre), peu compris (ils étaient difficiles à l’époque et le sont devenus encore plus par la suite, sans explications additionnelles). En conséquence, à partir de la fin même du xviiie siècle, ils furent soit salués d’un coup de chapeau un peu artificiel, soit passablement dévalorisés. L’avis actuel des spécialistes, depuis environ trente ou quarante ans, a conclu au contraire qu’il convenait de revaloriser l’intérêt de l’œuvre et de l’étudier de plus près.

Le livre collectif dont nous donnons ici la recension peut être largement considéré comme un « produit dérivé » de l’édition en cours des œuvres. En effet, la majorité des 17 auteurs de ces actes de colloque (de 2017) participe à l’édition ou bien est en relation suivie avec elle. Prenons comme point de comparaison un autre ouvrage collectif publié en 1989 par les Éditions des archives contemporaines sous le titre Jean d’Alembert savant et philosophe : Portrait à plusieurs voix, également actes d’un colloque du Centre de synthèse (de 1983) et comportant 29 contributions. Dans chacun des deux cas, il y a un équilibre entre les sciences et ce qu’on pourrait appeler les lettres. En 1983, D’Alembert était encore fort peu étudié, voire souvent oublié. En mathématiques, il était même rabaissé au profit d’Euler, de Laplace ou de Lagrange, certes beaucoup plus « modernes » ; en philosophie, il ne soutenait pas la comparaison avec Montesquieu, Voltaire, Diderot ou Rousseau. Le colloque d’il y a quarante ans avait pour premier objectif d’établir un cadre bio-bibliographique, de présenter de façon synthétique ses travaux sur la dynamique, le calcul intégral, les probabilités, la musique, de le situer par rapport à la vie littéraire et philosophique de son temps. Trois décennies et demi plus tard, ce travail n’était heureusement plus nécessaire et le colloque de 2017 a pu se contenter de jeter des coups de projecteurs plus ciblés sur quelques aspects plus particuliers de sa vie et de son œuvre. Mais il ne s’agit pas seulement de précisions anecdotiques, car les angles d’attaque, parfois très aigus, font tout de suite apparaître des questions de fond tant sur les apports du savant que sur les larges contextes de leur réception.

Prenons l’exemple de la réception de D’Alembert dans le monde ibérique aux XIXe et XXe siècle. L’article de J. M. Ibeas-Altamira et L. Vazquez pourrait sembler limité à un détail pour spécialiste ; mais c’est de fait un angle d’attaque indirect assez efficace pour se pencher de façon plus globale sur les relations entre les « Philosophes » et les révolutions, l’Église, les décolonisations. Un autre article étonnant, celui de D. Comtesse, relatif aux jugements idéologiques de professeurs de philosophie en RDA, nous permet de mieux cerner les rapports de D’Alembert au matérialisme, au scepticisme, à la religion, aux positivismes. Quant à l’intervention inattendue de Claudia Schweitzer, qui porte davantage sur le président de Brosses que sur D’Alembert, elle fournit, par un pas de côté, des remarques utiles à propos des travaux de notre savant sur les cordes vibrantes. Enfin, de nombreux lecteurs apprendront, grâce à L. Gil, que l’édition de Kehl, dite « Beaumarchais », des œuvres de Voltaire, publiée après la mort de D’Alembert, doit à celui-ci une contribution non négligeable.

Nous passons maintenant à des communications plus explicitement liées à l’édition des O.C. D’une certaine façon, nous défendons ici l’idée que, pour pouvoir bien commenter l’œuvre d’un auteur, il vaut mieux disposer d’éditions fiables, érudites et critiques que d’éditions approximatives voire subjectives ou biaisées. Nous indiquons donc les volumes concernés de l’édition en cours.

À propos du Traité de dynamique (vol. I/2), C. Schmit montre bien à la fois que le livre mathématique phare de D’Alembert n’est pas tombé du ciel, il en élucide la genèse académique en lien avec Clairaut, Fontaine et divers autres savants de ce temps, mais il indique aussi où se trouve sa véritable originalité. Le « Discours préliminaire » de l’Encyclopédie (vol. IV/1 et ENCCRE) est situé par J.P. Schandeler à la fois par rapport au dictionnaire dont il constitue la préface, mais également dans les multiples rebondissements de sa place au sein des travaux littéraires et de la carrière de son auteur. Les contributions de S. Agin et E. Kovacs sont des prolégomènes utiles à l’édition des traductions des Morceaux choisis de Tacite et des Observations sur l’art de traduire (vol. IV/3). Les deux communications de C. Maire et H. Duranton, complémentaires (avec quelques différences d’interprétation), nous fournissent une excellente introduction au troublant ouvrage intitulé Destruction des jésuites (vol. IV/6). L’article de R. Worvill est lié à l’Essai sur les gens de lettres (vol. IV/1), mais non de façon directe, puisque ce texte est vu à travers Lessing, il s’agit cependant d’un détour éclairant. Le chapitre relatif à la musique, rédigé par Claude Dauphin, pourrait servir de présentation, moins au vol. I/11 (Elémens de musique théorique et pratique selon Rameau) qu’aux divers textes sur ce sujet éparpillés dans la série IV : ce chapitre, particulièrement clair, renverse largement les jugements habituellement admis sur l’esthétique musicale de D’Alembert.

Passons maintenant aux articles sur D’Alembert et l’Encyclopédie. On peut d’abord considérer la contribution de V. Le Ru, qui ouvre le dossier, comme une étude transversale concernant des morceaux fondamentaux de l’Encyclopédie (« Discours préliminaire », article « Elémens des sciences »), à propos de l’invention, de la découverte, de leurs démarches réelles et de leurs exposés, D’Alembert étant alors situé dans le triangle Descartes, Newton, Pascal, via la marquise du Châtelet. Dans une autre communication, S. Oki part de la distinction fort trouble, aussi bien dans les textes de Diderot que dans ceux de D’Alembert, entre les expressions « mathématiques mixtes » et « sciences physico-mathématiques » : s’agit-il ou non de la même chose ? La réponse est nuancée. T. Joffredo, avec une précision et une pédagogie remarquables pour un sujet si technique, examine les retombées des discussions entre D’Alembert et Cramer sur les articles de l’Encyclopédie traitant des courbes algébriques. Enfin, Alain Cernuschi explore de façon perspicace ce qu’il est advenu de D’Alembert dans les métamorphoses de l’Encyclopédie, plus précisément dans celle d’Yverdon : il ne se contente pas de comparer des nombres de citations et des pourcentages en usant des éditions électroniques, il entre dans le « qualitatif », montrant à la fois diverses réticences vis à vis des mathématiques du savant français, introduites par certains de ses adversaires (Euler, Bernoulli, Lalande) et, à l’inverse, une revalorisation en matière philosophique par rapport à Diderot. Toutes ces contributions enrichissent ou vont enrichir l’apparat critique de l’édition numérique de l’Encyclopédie.

On en revient au point de départ. Oui, il reste des choses intéressantes à dire, même sur D’Alembert, et même sur des aspects assez fondamentaux de son œuvre, en partant de questions d’apparence bien particulière. Néanmoins, il est certain que, pour ceux qui ne connaissent pas du tout l’auteur, l’ancien ouvrage cité plus haut serait mieux adapté, parce qu’il fait le point sur la vie et les œuvres du savant et philosophe, thème par thème (malheureusement, il coûtait neuf, il y a trente-cinq ans, 490 F [~ 75 €] dans une édition nullement luxueuse dont les pages se détachent même à l’usage !) On peut aussi consulter en ligne (et gratuitement) le bon n° 16 (1984) de Dix-Huitième siècle, dont le dossier est consacré à cet auteur.

Pierre Crépel
Lyon 1–CNRS