Jean Goldzink, En lisant Le Neveu de Rameau
Jean GOLDZINK, En lisant Le Neveu de Rameau, Paris, éd. Le Manuscrit, coll. « Savoirs », 2023, 230 p.
Ce livre se présente comme une lecture suivie et progressive du Neveu de Rameau, selon une approche purement interne. Il constitue en quelque sorte la pierre de touche de la méthode exposée dans le précédent ouvrage du même auteur L’Énigme du Neveu de Rameau, à savoir que « la lecture interne d’un texte littéraire précède et conditionne les autres opérations interprétatives » (L’Énigme…, Le Manuscrit, 2021, p. 16). Les deux livres n’en forment en réalité qu’un seul, il faut seulement commencer par lire le plus récent par souci d’efficacité pédagogique. On ne saurait trop le recommander à celles et ceux qui veulent faire une relecture attentive, littérale, approfondie de ce dialogue exigeant, tout en évitant certains biais cognitifs véhiculés par des critiques qui ont peu de scrupules à tordre le sens même des répliques du Neveu (l’auteur donne de nombreux exemples à l’appui de sa vigilante relecture).
Le texte est ainsi balayé linéairement, par grandes séquences (débats, « Feu sur la maison Bertin ! », « musiques »…), depuis les titres (Le Neveu de Rameau, Satyre seconde) et le préambule (l’autoportrait-monologue du Philosophe en promeneur solitaire), jusqu’au dernier échange situé entre l’apophtegme prononcé par MOI (« À quoi que ce soit que l’homme s’applique, la nature l’y destinait. ») et le proverbe conclusif de LUI (« Rira bien qui rira le dernier »). Le livre se clôt sur « 25 propositions et quelques mystères » (p. 195-211) et un « Dernier regard » (p. 213-224) sur l’œuvre et sa fortune critique. Une bibliographie succincte mais pratique, ainsi qu’un index complètent l’ouvrage.
Ce qui fait toute l’originalité et l’utilité de cette lecture est le parti-pris d’un commentaire littéral continu (soit une paraphrase critique et interprétative, et non une simple répétition de ce qui est dit par les deux devisants), débarrassée de toute référence à ce qui figure habituellement dans les notes des éditeurs scientifiques (la vie de Diderot, son rôle un peu masochiste de bouffon lettré auprès de Catherine II, sa correspondance et autres textes, la période historique et politique, la censure royale, l’histoire des idées, etc.). Toutes ces « corrélations externes » (p. 7) sont utiles par ailleurs pour contextualiser le texte, mais elles ne sauraient être convoquées avant d’avoir saisi toutes les nuances de ce dialogue extrêmement complexe, d’en avoir dégagé les antagonismes ou les rapports de force, d’avoir élucidé les opérations de pensée esthétique à l’œuvre dans cette « bombe » littéraire, pour reprendre le mot de Goethe (tomber sur une œuvre pareille, c’est le Graal pour un écrivain ou un éditeur). On pourra regretter – c’est là ma seule réserve – la répétition trop fréquente de la dénonciation d’une « doxa universitaire » (postulant par exemple la supériorité de LUI sur MOI) imposée « au nom des maîtres, des doctorats, des colloques et recueils, des préfaces… ». Pourquoi ne pas miser sur l’esprit critique des jeunes générations d’étudiant.e.s, et sur le pouvoir tamisant du temps ? Depuis près de 80 ans que la critique moderne s’acharne sur le Neveu, on pensera raisonnablement que seules subsisteront les pépites, les contributions indispensables qui apportent vraiment quelque chose : ce En lisant Le Neveu de Rameau en fait d’ores et déjà partie.
On en jugera sur quelques résultats de cette lecture du Neveu menée avec brio et acuité, adoptant un ton oral à l’unisson de cet échange à fleurets non mouchetés entre LUI et MOI. La première rencontre dessine une opposition « entre deux conceptions différentes du matérialisme » (p. 30), sans qu’il soit possible de rattacher l’un ou l’autre des personnages à une tradition clairement définie. Si MOI et LUI appartiennent à des groupes sociaux identifiables, respectivement les philosophes des Lumières et les parasites, ils ne sauraient être tenus pour représentatifs d’écoles philosophiques, ni pour membres de la bonne société (p. 32). Chacun de ces deux individus a ses propres idiotismes, une manière de penser et de converser unique, marquée dès le début de l’échange. Ce qui différencie le Neveu des dialogues d’idées de l’époque (philosophiques ou mondains), c’est qu’il déborde immédiatement du cadre intellectuel des idées ou des concepts (p. 213-214). En témoigne la première question de MOI à LUI : « Qu’avez-vous fait ? », prétexte à un autoportrait de LUI faisant défiler les fonctions physiologiques les plus animales et les occupations élémentaires les plus triviales. La question de MOI n’interroge pas l’art, la métaphysique, la morale, elle concerne un être bizarre, « original » qui est ici « maximalement particularisé, proprement unique » (p. 214). Rien à voir, donc, avec la méthode de la rationalité moderne qui s’applique à dégager des lois de la Nature ou des mœurs par l’étude de la généralité.
Cet original au nom fameux n’est – il ne cesse de le répéter – qu’un raté, un fainéant, une âme de boue, un instrumentiste médiocre, un compositeur sans talent ni gloire, etc. Pour survivre, il lui a fallu devenir le parasite des « gens du monde », un bouffon des « opulents », en particulier dans le milieu Bertin des antiphilosophes. Or cette situation, « assumée autant que subie, suscite chez lui une cohue d’affects violemment fluctuants et contradictoires » (p. 214-215). « Monsieur le philosophe » entend le consoler de son revers de fortune, depuis qu’il s’est fait chasser de la maison de ce moderne Trimalchion, en lui faisant envisager l’espoir d’un retour en grâce : « À votre place, j’irais retrouver mes gens. Vous leur êtes plus nécessaire que vous ne croyez ». Ce conseil judicieux prouve que MOI ne se conduit nullement en directeur de conscience mâtiné d’un philosophe des Lumières épris de morale et de perfectibilité : il ne « conseille en rien à LUI de profiter du tout récent désastre pour se réformer enfin ! » (p. 45) – le Neveu demeurant un cas « irrémissible », nécessairement« médiocre » et décidément irréformable. LUI le confesse sans ambages : il est ignorant, fainéant, médiocre, abject, sans illusions sur l’espoir de devenir un jour aussi riche que son patron ni aussi génial musicien que son oncle. Mais il excelle, selon lui, dans l’art de la tromperie, pièce essentielle de son métier de parasite. « Sa véracité, certes peu commune (MOI l’admet), bute sur un amour-propre indéracinable, car ancré dans la constitution humaine » (p. 148) – cette « dignité » qui fait tant rire MOI.
Le Neveu de Rameau, exhibe (monologues, confessions et pantomimes à l’appui) les affects propres du héros éponyme. Cette mise en scène des passions, minorée dans la critique sur ce texte, fait ici l’objet d’une innovation capitale dans le genre du dialogue ni théâtral ni romanesque. « Les passions de LUI occupent une place bien plus essentielle, en volume et intensité, que les besoins corporels si souvent mis en avant dans les interprétations » (p. 215). Certes, aucun de ses affects n’est amical, amoureux, civique, empathique et désintéressé, encore moins héroïque ou sublime. « Il ne s’agit pas seulement de passions individualisées, mais aussi et d’abord de passions tristes au sens spinoziste. Dans cette perspective, la ménagerie passionnelle du Neveu représente la plus éclatante mise en scène de cet aspect de l’Éthique » (p. 215). Seule exception : l’admiration enthousiaste de LUI pour la musique italienne qui l’amène à vouloir incarner le génie dans la pantomime de l’homme-opéra, « véritable coup de théâtre passionnel et idéologique » (ibid.).
Je gage qu’il se trouvera certains lecteurs chagrins pour dire à l’auteur en le tirant par la manche : « Cessez donc, de grâce, M. le paraphraseur, de faire tant de pas de côté… » (p. 160). Il en est, plus nombreux je pense, qui apprécieront cette stimulante lecture sur un texte, certes retors et redoutable, mais pétillant d’intelligence. Le Rameau historique génialement recréé par l’art de Diderot est « à coup sûr la plus étonnante créature léguée par les Lumières » (p. 204). Or le dispositif même du dialogue et sa logique interne nous amènent à admettre qu’un pareil personnage exige le retrait de « Monsieur le philosophe », ce qui est contraire au genre canonique du dialogue philosophique. La réserve de MOI se donne à lire comme une nécessité esthétique, et non la défaite ou l’autodérision d’un Diderot virant au Sénèque masochiste. MOI est un personnage à redessiner, et « on ne saurait y parvenir sans penser le Neveu de Rameau comme une totalité esthétique organisée » (p. 205).