J.-F. Rameau selon J.-P. Rumeau : Longévité du <em>Neveu </em> sur les planches
Fort de sept-cents représentations pendant plus de deux décennies, Le Neveu de Rameau mis en scène par Jean-Pierre Rumeau est à nouveau présenté au public, au Théâtre de l’Épée de Bois. Depuis sa création en 2001, ce spectacle a été réécrit pour mieux rendre justice à un personnage-Protée dont « rien ne dissemble plus de lui que lui-même » : suppression ou réinsertion de phrases fameuses (« mes pensées, ce sont mes catins[1] »), choix de l’accompagnement au clavecin (un programme éclectique associant Rameau l’oncle et Pergolèse, mais aussi J.-J. Rousseau et Mozart), partis pris scénographiques. Dans un décor stylisé où des fauteuils et l’inévitable échiquier évoquent le café de la Régence, Moi (Gabriel Le Doze, qui succède à Nicolas Marié) et Lui (Nicolas Vaudé) s’affrontent entre rire et inquiétude. Nicolas Vaudé campe un Neveu aux confins de la lucidité et de la folie, armé d’un archet qu’il manie tantôt comme un fouet, tantôt comme la marotte d’un bouffon. Ce « Charlot faustien[2] », hirsute et insolent, occupe l’espace scénique grâce à la maîtrise virtuose de son corps et à sa volubilité histrionesque. Si certaines pantomimes sont exécutées sur fond musical (Alessio Zanfardino joue sur un clavecin rouge et or), d’autres sont supprimées – en particulier la grande, réputée irreprésentable[3]. La durée du spectacle (1h30) force à d’autres coupes : de l’éloge paradoxal de Bouret ou de l’histoire du juif d’Utrecht, il n’est pas question ; la savante dissertation musicale a dû être sacrifiée. On comprend que la charge contre la « ménagerie » antiphilosophique, difficilement intelligible sans quelque familiarité avec le contexte idéologique, ait été atténuée, même si le risque est de minorer la portée polémique du texte. D’autres épisodes sont à l’inverse mis en valeur, au premier chef le récit de la disgrâce chez Bertin, retardé tel celui des amours de Jacques, et qui constitue le climax du spectacle. Le travail du metteur en scène et des acteurs rend pleinement sensible l’incarnation de la pensée et, de toute évidence, la théâtralité de l’écriture dialoguée : en un effet de mise en abyme, le Neveu monte sur une estrade pour relater, dans une obscurité croissante, l’histoire du renégat d’Avignon. Le jeu sur l’espace de la scène est fécond quand Lui s’éloigne de Moi pour entonner la litanie des « vanités », ou quand le Neveu parodie le rituel eucharistique en proclamant que « l’or est tout ». C’est surtout la qualité de la mise en voix à laquelle il faut rendre hommage. Elle paraît en particulier dans les tirades polyphoniques, où Nicolas Vaudé excelle à restituer l’étagement des discours, qu’il s’agisse de la scène du proxénète ou de la leçon de clavecin. Il est à souhaiter que l’histoire de ce beau spectacle se prolonge, et que d’autres propositions émergent pour porter à la scène l’étincelant dialogue de Diderot. Rira bien qui rira le dernier.
[1] Voir à ce sujet l’entretien de Florence Lotterie avec Nicolas Vaudé (« Diderot le généreux ») reproduit dans Dix-huitième Siècle, n°45, 2013, p. 722.
[2] Formule de Nicolas Vaudé, dans ibid., p. 724.
[3] Sur la disparition de la grande pantomime dans les adaptations théâtrales du Neveu, voir Franck Salaün, « L’imagination au défi : la grande pantomime du Neveu du Rameau », Musique et pantomime dans Le Neveu de Rameau, Paris, Hermann, « Fictions Pensantes », 2016, p. 226-250.