Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes
Guillaume-Thomas RAYNAL, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, tome IV, livres XV-XIX, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, Ferney-Voltaire, 2023, 784 pages.
Il faut remercier le centre international d’étude du XVIIIe siècle de Ferney-Voltaire
d’avoir republié entièrement l’Histoire philosophique et politique des établissements et du
commerce des Européens dans les deux Indes, dont la dernière parution en 1820 n’a pas eu
d’échos importants. Cette réédition a commencé en 2010 et s’est poursuivie jusqu’en 2023
avec la parution du dernier volume qui comprend les livres 15 jusqu’à 19. Plusieurs ouvrages
collectifs depuis 1989 avaient relancé l’intérêt pour Raynal et fait connaître l’importance de
son ouvrage, non seulement pour les dix-huitiémistes mais pour toutes les personnes
s’intéressant à l’histoire et au développement de la colonisation. Cette nouvelle édition a été
établie sur celle de 1780, publiée à Genève chez Pellet. L’intérêt de cette nouvelle édition
consiste essentiellement dans la liste donnée des contributions de Diderot, des sources de
Raynal, de ses emprunts à de nombreux textes et dans l’établissement des variantes relevées
dans la première édition de 1770 et dans celle de 1774. Ainsi nous pouvons repérer
l’évolution du texte et l’ensemble des textes de Diderot. Le quatrième volume comporte cinq
livres qui décrivent la colonisation des Français en Amérique du Nord et le livre dix-neuvième
constitue une réflexion générale sur les répercussions de cette colonisation sur l’Europe pour
comparer les bienfaits et les méfaits de l’entreprise coloniale et se termine par un texte de
Diderot, véritable manifeste philosophique qui constitue un plaidoyer pour les Lumières.
Raynal s’est appuyé sur une documentation importante comme pour tous les autres livres de
l’Histoire. On peut repérer des emprunts au Journal historique de Pierre-François-Xavier de
Charlevoix, à l’Histoire générale des voyages de l’abbé Prévost, à l’Histoire des colonies
européennes dans l’Amérique d’Edmond et William Burke, à Buffon et à l’Essai sur les mœurs
de Voltaire. La figure du sauvage se situe bien souvent au centre de la réflexion de Raynal et
de ses collaborateurs avec cette question essentielle : la civilisation a-t-elle été un bienfait
pour les mœurs et la vertu ou a-t-elle eu un effet corrupteur ? Les sauvages ont-ils échappé à
la superstition ? Et on ne trouve pas de réponse catégorique à cette question, pas plus que
sur les bienfaits de la colonisation. Il faut prendre en compte que si Diderot s’intéresse aux
questions éthiques liées à l’entreprise coloniale, Raynal est souvent plus pragmatique et
s’interroge sur les raisons des lenteurs de la colonisation, mais tous les deux accusent le
monopole de freiner les efforts des colons pour développer les colonies. Dans les livres où la
narration et la description priment sur l’argumentation, les contributions de Diderot sont
moins importantes, comme c’est le cas dans le livre XVI, où il déplore cependant la cessation
de la Louisiane à l’Espagne, sans que les habitants aient été consultés. Dans le livre XVII,
consacré au Canada, Diderot condamne la cupidité des Espagnols, mais cette condamnation
constitue moins une défense des indigènes, les Abénaquis que le fait que l’Espagne ne
partage pas les retombées économiques de la colonisation avec les autres pays européens.
Bien souvent, la réalité des colonisés est effacée. Les réflexions sur la vertu des sauvages
concernent en dernière analyse les sociétés occidentales et leur degré de corruption. Si les
peuples sauvages sont considérés parfois comme plus heureux, ils sont aussi décrits comme
moins virils.
Le livre XVIII aborde la question de l’indépendance des colonies américaines et la
déclaration des Etats-Unis le 4 juillet 1776. Alors que Diderot soutient le processus
d’autonomie des colonies à l’égard de l’Angleterre, Raynal se montre beaucoup plus critique.
Les chapitres 38 à 52 ont été republiés en 1781 sous le titre La Révolution de l’Amérique,
ouvrage qui fut aussitôt traduit en français. Le soutien de Diderot aux colons américains a été
réitéré dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron qu’Yves Benot a publié sous le titre
Apostrophe aux Insurgents d’Amérique à la fin de son édition des Textes politiques de Diderot
en 1971 (Éditions sociales) et qu’on retrouve également dans l’édition de Paul Vernière des
Œuvres politiques de Diderot (Classiques Garnier, 2018, p. 487-492.) Le texte de Diderot sur
l’indépendance des colonies américaines constitue sa contribution la plus importante à
l’Histoire des deux Indes. Diderot s’appuie sur le Sens commun de Thomas Paine,
publié quelques mois avant l’indépendance américaine. Si Diderot et Raynal encensent
William Penn et son gouvernement de la Pennsylvanie, les Quakers comme Georges Fox pour
la pureté de leurs mœurs, ils se montrent très critiques à l’égard des anabaptistes qui
prônent la communauté des biens et l’égalité des conditions. Diderot, partisan de la
propriété et d’une certaine inégalité jugée naturelle, se montre très virulent à leur égard :
« La chimère de l’égalité est la plus dangereuse de toutes dans une société policée. Prêcher
ce système au peuple, ce n’est pas lui rappeler ses droits, c’est l’inviter au meurtre et au
pillage ; c’est déchaîner des animaux domestiques, et les changer en bêtes féroces. Il faut
adoucir et éclairer, ou les maîtres qui les gouvernent, ou les lois qui les conduisent : mais il
n’y a dans la nature qu’une égalité de droit, et jamais une égalité de fait. » L’esclavage dans
les colonies américaines n’est pas condamné, car les conditions des esclaves sont jugées
meilleures que dans les autres colonies. Le soutien de Diderot à l’indépendance lui fait
admettre la nécessité de l’esclavage qu’il condamne pourtant violemment dans d’autres
passages de l’Histoire des deux Indes. Le livre XVIII montre toutes les contradictions entre
Raynal et Diderot mais aussi les limites de Diderot lui-même sur la question de l’esclavage et
des indigènes amérindiens, même s’il reproduit le discours de l’Indien iroquois Logan, publié
dans la Gazette de France et le Journal historique et littéraire, qui explique son refus de
négocier avec les Anglais suite à l’assassinat de sa famille par des colons en 1774. Diderot
rend hommage à l’éloquence de Logan qu’il compare à Démosthène, Cicéron et Bossuet. Il
ne se fait pas d’illusions sur l’efficacité de la parole du philosophe. Après avoir examiné
l’histoire des colonies américaines, Pennsylvanie, Maryland, Virginie, Caroline du nord et du
sud, Géorgie, Floride dans le livre XVIII, Raynal et Diderot rédigent une synthèse de l’Histoire
des deux Indes dans le dernier livre auquel Diderot a apporté de très nombreuses
contributions ; ils y analysent les bienfaits et les inconvénients de l’entreprise coloniale pour
l’Europe. Ils interrogent les domaines de la religion, du gouvernement, de la politique, de la
guerre, de la marine, du commerce, des manufactures, de la philosophie etc. Ce chapitre est
apparu dans l’édition de 1774. Il comporte quinze chapitres dans l’édition de 1780 avec
cinquante-neuf contributions de Diderot. Deleyre, collaborateur de l’Encyclopédie, a
également contribué à ce livre. Diderot y critique une fois de plus le fanatisme non
seulement des Espagnols mais également des Turcs. Ce livre ne concerne pas uniquement la
colonisation. Il ouvre des réflexions plus larges sur les liens entre morale et politique, sur
l’importance de la propriété, du travail de la terre, sur l’enthousiasme, sur le bonheur, des
sujets abordés très souvent par Diderot dans ses ouvrages. L’Histoire des deux Indes se
termine avec un chapitre de Diderot par des réflexions sur le bien et le mal que la découverte
du Nouveau Monde a fait à l’Europe. Et c’est une assez nette condamnation de la
colonisation et de l’esclavage qui se dégage du chapitre quinze. L’entreprise coloniale est
synonyme de fureur, de légitimation de la tyrannie et du massacre et l’esclavage est décrit
comme une : « soif insatiable de l’or [qui] a donné naissance au plus infâme, au plus atroce
de tous les commerces, celui des esclaves. On parle des crimes contre nature, et l’on ne cite
pas celui-là comme le plus exécrable. La plupart des nations de l’Europe s’en sont souillées ;
et un vil intérêt a étouffé dans leur cœur tous les sentiments qu’on doit à son semblable.
Mais, sans ces bras, des contrées dont l’acquisition a coûté si cher resteraient incultes. Eh !
laissez-les en friche, s’il faut que pour les mettre en valeur, l’homme soit réduit à la condition
de la brute, et dans celui qui achète, et dans celui qui vend, et dans celui qui est vendu. » Le
fait que cette condamnation sans appel se situe à la fin de l’ouvrage et que Diderot place
tous ses souhaits dans la propagation de l’esprit philosophique dans toutes les contrées de la
terre illustre le lien que le philosophe établit entre la lutte contre la barbarie et le rôle porté
par le message philosophique. Il atténue le ton pessimiste du philosophe dans d’autres
passages de l’Histoire.
Il faut rendre hommage à cette entreprise éditoriale menée par vingt-cinq chercheurs
et chercheuses, sept pour le dernier livre dont Gianluigi Goggi, Kenta Ohji, Carminella Biondi,
connus pour leurs travaux sur Raynal et la question coloniale au XVIIIe
siècle. Tous les
contributeurs et contributrices de ce volume offrent un matériel d’une richesse
exceptionnelle. On y trouve un grand nombre de notes et une table alphabétique qui en font
un outil très important et indispensable pour toute personne intéressée par les questions
économiques et morales relatives à la colonisation.