Référence(s)

Guilhem Armand, Le Père, le fils et Diderot. Enquête sur la question de la paternité et de la filiation dans l’œuvre littéraire et philosophique de Denis Diderot, Paris, Honoré Champion, « Les Dix-huitièmes siècles », 2023. ISBN : 978-2-7453-5854-7

On connaissait le livre que Guilhem Armand a tiré de sa thèse Les Fictions à vocation scientifique, de Cyrano à Diderot (Presses de l’université de Bordeaux, « Mirabilia », 2013). Dix ans plus tard, il propose un travail d’ampleur sur un beau sujet : la paternité concrète et symbolique chez l’auteur du Père de famille. Au sens propre, la figure du père hésite entre tyrannie et protection, elle pose la question de l’autorité et de la liberté. Où commence et où s’arrête le pouvoir du monarque qui se pense comme le père de ses sujets ? Au sens figuré aussi, l’écrivain devient le père de ses œuvres et joue de son autorité ou auctorialité avec le lecteur. Que reste-t-il du père quand il a disparu ? que subsiste-t-il d’un écrivain, d’un philosophe après sa mort ? Paternité et filiation engagent finalement la définition de l’identité et la fixation de valeurs, c’est-à-dire la constitution d’une continuité. Dans un monde où tout passe, peut-on se poser comme passeur ?

La première partie (« La statue du commandeur », p. 23-150) démarre l’enquête dans la biographie pour autant que celle-ci se donne à lire au long de la correspondance et dans l’œuvre. Sans être récusée par principe, la psychanalyse n’est pas retenue, allusion y est faite de loin en loin. La confrontation des documents révèle une élaboration littéraire qui mérite d’être interrogée : le personnage qui accueille, au seuil de la maison familiale, le jeune Denis, chargée de lauriers, est la mère dans les souvenirs de Mme de Vandeul et le père dans une lettre à Sophie Volland. Le décalage est signalé sans faire l’objet d’un approfondissement. Ce qui intéresse Guilhem Armand, c’est l’évolution d’une figure, de la rupture entre le père et le fils qui se marie sans autorisation paternelle, à la réconciliation ; l’évolution depuis cette difficile expérience de la filiation jusqu’à la découverte de la paternité lorsqu’il s’agit de reprendre en main l’éducation d’Angélique puis de la préparer au mariage. La correspondance permet de suivre un nuancier de sentiments, de la révolte au remords ; l’Entretien d’un père avec ses enfants, ou du danger de se mettre au-dessus des lois met en scène la contradiction entre la nécessité d’un ordre commun et la revendication d’une autonomie individuelle. L’héritage matériel, financier peut être négocié et réglé, mais qu’en est-il de l’héritage intellectuel et moral ?

Les tensions et les émotions vécues se retrouvent dans la peinture et au théâtre. Diderot dans ses premiers comptes rendus des Salons pour la Correspondance littéraire est passionné par Greuze. Lui qui n’a pas pu assister aux derniers moments de son père, revit son drame personnel dans Le Fils ingrat et Le Fils puni. Dans L’Accordée de village, « c’est le père, affirme-t-il, qui attache principalement le regard » mais le personnage est peu commenté par le salonnier qui transforme la chaise de la peinture en un fauteuil, siège symboliquement plus marqué. Le tableau, au sens où en parle Pierre Frantz,est commun à la peinture et au drame. Le Fils naturel met en valeur tout à la fois la réapparition du père pour résoudre le nœud de l’intrigue, puis sa disparition pour passer de l’expérience première à sa représentation, du personnage réel au comédien chargé de jouer son rôle. « J’ai voulu que le père fût le personnage principal » explique Diderot à propos du Père de famille où la fonction se divise entre un père et un oncle. Le dilemme de la paternité traverse pareillement les autres pièces, esquissées par Diderot, en particulier Terentia, la pièce romaine où l’épouse divorcée de Cicéron dicte à celui-ci son devoir : « Sois père, sois Romain, sois consul. »

 À côté des pères qui doivent se montrer dignes de leur rôle symbolique se présentent les fils naturels et autres bâtards. Dorval est finalement reconnu par son géniteur, mais Suzanne reste désavouée par son père officiel, par son père biologique et par sa mère, elle ne peut que chercher un père de substitution dans le marquis de Croismare auquel elle adresse la pathétique histoire de sa vie. Le Fils naturel et La Religieuse exposent la quête d’une identité et d’un statut chez un homme et une femme, privés de la protection paternelle. À la recherche de leur lieu, ils sont in-quiets et Jean Deprun nous a rappelé que l’inquiétude, uneasiness ou Unruhe, est au xviiie siècle un des moteurs de l’Histoire. La démarche de Dorval est un affranchissement « tel que Kant le définit quelques années plus tard » dans Qu’est-ce que les Lumières ? (p. 143). Dorval serait un autre Diderot « hanté par le fantôme du poète qu’il attend d’être ». Dans ce sillage, d’Alembert est le fils auquel sa mère ni son père n’auront donné leur nom et qui s’impose pourtant comme « l’un des plus grands géomètres de l’Europe », tandis que le Neveu peut apparaître comme le bâtard de Rameau, cet oncle dont il porte le nom et dont il ne parvient pas à s’émanciper.

La deuxième partie (« La loi et la révolte », p. 150-301) approfondit la dimension sociale et politique du problème. Alors que Jean-Jacques Rousseau imagine dans le Discours sur l’origine de l’inégalité un homme sans lien familial, Diderot pose la relation entre parents et enfants comme origine du lien social et Le Père de famille est relu dans cette perspective, en relation avec la série des entrées « Père » de l’Encyclopédie (putatif, naturel, légitime, adoptif, etc.) et l’article « Célibat ». Le père s’inscrit comme le maillon d’une chaîne, mais doit se montrer vigilant sur la qualité de la transmission. Le passage ne peut être simple répétition. L’autorité doit conduire à l’émancipation de la génération suivante. Tel est aussi l’objet de l’Entretien d’un père avec ses enfants où le débat privé se distingue du débat public et où la légitimité ne se confond plus avec la légalité. Le père incarne celle-ci et le fils celle-là. Déjà en ces temps, la modernité parisienne s’oppose aux pesanteurs provinciales. L’entretien s’achève sur une concurrence entre la nécessité du respect des lois et celle de la révolte.

Le Supplément au Voyage de Bougainville offre une tribune au vieillard qui est comme un père disant le code de la nature : il défend une paternité qui ne se confondrait pas avec l’appropriation. Les enfants d’Otaïti sont autonomes et, si le plaisir est déculpabilisé, il n’est pas certain qu’il soit également partagé entre les hommes et les femmes. Comme l’Entretien, le Supplément s’achève sur un relativisme, susceptible de s’aigrir en conflit : « Imitons le bon aumônier, moine en France, sauvage dans Otaïti. » Entre explication de texte et exégèse, Guilhem Armand se livre à une lecture scrupuleuse d’un dialogue à plusieurs niveaux qui multiplie les décalages et les déplacements et refuse de conclure. Dans l’épisode, emprunté au London Magazine et inventé par B. Franklin, Polly Baker devient « un porte-voix féminin de Diderot » et conduit à nuancer l’impression d’un déséquilibre du texte en défaveur des femmes. Mais la position de Diderot semble à l’essayiste « ambiguë » et « quelque peu indécidable » (p. 264-265), comme si les voix du père et du fils, du sage et du révolté ne cessaient de se croiser. Il est vrai que ses interventions dans l’Histoire des deux Indes sont fragmentaires et dispersées. Auprès de Catherine ii, le Philosophe joue en alternance les rôles d’enfant-sujet et de précepteur à la Sénèque.

La troisième partie (« Le Père, le fils… et Moi ? », p.303-449) s’attache pour finir à la question de l’identité. Diderot ne se confond jamais avec les personnages qui portent son nom, s’appellent Moi ou se présentent comme narrateur. Ses arguments ou ses principes se retrouvent plus d’une fois dans la bouche de ses interlocuteurs. Il accepte des figures tutélaires, telles que Socrate, Diogène ou Sénèque, mais Jean-François Rameau apparaît aussi comme un Diogène. Le Neveu de Rameau fait dialoguer un moraliste et un immoraliste, « la loi révoltée et sa contestation révoltante » (p. 357) et, dans son déroulement, fait également jouer deux conceptions du jeu de l’acteur, distant ou passionné. Les deux interlocuteurs se présentent comme pères, mais le Neveu se laisse entraîner par la fatalité de « la molécule paternelle », éternel enfant soumis à son hérédité et à la seule répétition. Diderot réaffirme le Loi, mais conçoit des œuvres qui mettent en cause la paternité, dont il déconstruit la linéarité. Comme le « dicéphale » qui s’observe lui-même dans la Lettre sur les sourds et muets, il se veut « tout à la fois au-dedans et hors de soi ». Il récuse les images de soi qui le fixent et le figent, les portraits qui le réduisent à un seul et même rôle. L’enquête de Guilhem Armand en vient logiquement à la comédie Est-il bon ? est-il méchant ? La pièce ne comporte pas de père, mais multiplie les fausses paternités. Hardouin se dérobe et se retrouve partout, coupable et bienfaisant. Diderot a dû s’affranchir de son père et ne prétend à nulle autorité sur les lecteurs d’une œuvre qui se défait autant qu’elle se construit.

            Guilhem Armand joue ainsi du double paradigme de père et du fils pour embrasser l’ensemble de la production diderotienne. Une référence constante dans sa réflexion est fournie par les livres de Colas Duflo qui en assurent la continuité philosophique, mais il se disperse à juste titre dans la diversité de textes subtilement retors. Le philosophe qui est remercié en tête du livre y joue un rôle paternel, mais le littéraire s’émancipe dans la lecture d’œuvres, réfractaires à toute réduction conceptuelle. Et le lecteur que je suis s’évade à son tour de l’étude du seul Diderot, en songeant aux fantômes du père que les spectateurs du xviiie siècle découvrirent sur scène dans Hamlet, dans Ériphyle ou dans Sémiramis et en me demandant si le fils du coutelier de Langres ouvre ce monde moderne dont Charles Péguy dira en 1910 dans Victor Marie comte Hugo que les pères de famille en sont les « grands aventuriers ». Je rêve aussi à ce que Diderot aurait pensé de sa postérité familiale, de la carrière du petit-fils qu’il a connu enfant, Denis-Simon Caroillon de Vandeul (1775-1850), maître de forges, député légitimiste de Langres en 1827, élevé à la dignité de pair de France par Louis-Philippe en 1839.

Michel Delon
Sorbonne Université, CELLF 16-18