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Florence Lotterie et Élise Pavy-Guilbert, Olympe de Gouges. Une femme dans la Révolution, Paris, Flammarion, coll. « Essais », 2025, 176 p. ISBN : 9782080467959

Depuis plusieurs décennies, la notoriété d’Olympe de Gouges auprès du grand public ne cesse de croître : écoles, rues, romans pour adultes et enfants, pièces de théâtre, bandes-dessinées, affiches[1]… Olympe est devenue une icône, et un véritable « produit d’appel[2] ». Sa vie, l’« une des plus haletantes et des plus dramatiques[3] », d’après l’un de ses tout premiers biographes, l’une des plus romanesques sans doute, aux yeux déjà de la principale intéressée[4], a de quoi inspirer. Aussi pouvait-on légitimement s’étonner du fait qu’elle n’ait encore jamais été portée à l’écran. C’est désormais chose faite, avec le « thriller historique » de Mathieu Busson et Julie Gayet sorti en 2025 sur France Télévision. Par cette « fiction accessible à tous », les réalisateurs ont voulu toucher et ne surtout pas en rester à « un gentil portrait hagiographique accroché au mur du salon » (p. 149).

Comme eux, Florence Lotterie et Élise Pavy-Guilbert ont relevé le défi de ressusciter Olympe dans un ouvrage qui tient de l’exercice d’équilibrisme mené tambour battant. Car, en un peu plus d’une centaine de pages, il ne s’agit pas seulement, d’« éclairer les choix [télévisuels] par les faits », comme les autrices l’écrivent modestement dans leur « préambule » (p. 7), ni de pallier les coupes d’une fiction évocatrice qui avance au pas de course (p. 161). Moins encore de faire un livre qui ne serait que « le résumé du film[5] ». Il s’agit de proposer une plongée à la fois sensible et informée, dans la vie d’Olympe de Gouges et dans son temps.

Olympe de Gouges. Une femme dans la Révolution est en effet une œuvre autonome. L’ouvrage suit certes la trame narrative du film, très efficace du point de vue dramatique – un début in medias res, le 20 juillet 1793, jour de l’arrestation d’Olympe, puis un récit de son emprisonnement jusqu’à son exécution le 19 novembre de la même année, le tout ponctué de plusieurs analepses, qui permettent de revenir sur les grandes étapes de sa biographie –, mais il s’en émancipe. Il n’est en effet pas question, à quelques réserves près que l’honnêteté des autrices ne pouvait laisser passer[6], de démasquer les trahisons historiques, de s’adonner à une critique érudite et stérile des raccourcis cinématographiques, mais bien de prendre joyeusement part à la fiction, tout en en faisant rigoureusement la part.

« On peut imaginer », écrivent les autrices à plusieurs reprises (p. 59, 79, 125). On le peut oui, surtout lorsqu’on y est autorisées par une parfaite connaissance des textes et des sources biographiques, mais aussi du contexte. Ainsi, les scènes du film – auquel il n’est jamais fait référence hors du préambule, ce qui permet une parfaite immersion des lecteurs et la totale autonomie du texte – prennent une profondeur inédite. Il fallait certes de l’audace, pour restituer au discours indirect libre les pensées d’Olympe de Gouges, pour oser donner corps à ses sensations, pour se mettre pour ainsi dire dans sa peau. Mais, en plus d’être tempérée par des modalisations et des formulations interrogatives – portant notamment sur la question, lancinante, du degré de conscience d’Olympe, que les autrices se gardent bien de trancher – cette audace est soutenue par une « toile de fond » extrêmement solide qui est, justement, ce qui a été coupé au montage, comme l’admettent volontiers les réalisateurs (p. 151). Aussi est-ce bien un approfondissement qui est proposé, non seulement comme un complément à l’expérience filmique, mais comme une expérience enrichie, une mise en perspective.

En effet, Florence Lotterie et Élise Pavy-Guilbert ne nous offrent pas seulement un aperçu complet et très incarné de la vie et de l’œuvre d’Olympe de Gouges, corrigeant au passage, toujours avec élégance et légèreté, certaines idées fausses – celle d’une Olympe illettrée et issue d’un milieu populaire[7], celle de la libertine aux mille amants[8], celle, aussi, de l’agitatrice exhortant les foules dans la rue[9] –, et ne dissimulant pas les contradictions et les complexités de son positionnement politique[10]. Mais elles nous permettent aussi de nous plonger dans le Paris révolutionnaire, dont elles restituent, par des détails habilement distillés et des comparaisons bien amenées, le tableau d’ensemble. Sans jamais tomber dans le pittoresque facile, Florence Lotterie et Élise Pavy-Guilbert prennent le temps de restituer une atmosphère : la chaleur de l’été 1793, l’orage qui interrompt le défilé du 14 juillet, la pluie froide du jour de l’exécution. La topographie parisienne aussi : la proximité insoupçonnée de l’échoppe de l’afficheur, rue de la Huchette, avec la taverne où se réunissent les membres de la Commune (p. 16) ; la « vie précaire » d’Olympe reporter, entre le 4 rue du Buis à Auteuil et le 253 rue Saint-Honoré (p. 79) ; le décor de la salle du tribunal (p. 122), ou encore le trajet de la charrette des condamnés (p. 115) que l’on peut suivre pas à pas jusqu’à l’échafaud. On reconnaît dans le soin apporté à la reconstitution des petits sujets aussi bien que des grands moments de la geste révolutionnaire la générosité d’une Arlette Farge et le scrupule matérialiste d’un Robert Darnton. Les détails du rythme de placardage des affiches (p. 17), le loyer mensuel de la maison de santé (p. 42), les arrangements financiers d’Olympe (p. 82), les conditions de vie des femmes en prison (p. 70), sont autant de notations qui participent à la densité et à la vérité de l’ensemble du récit, et permettent d’éviter l’écueil de l’héroïsation.

Il en va de même de l’émouvante enquête sur le devenir des enfants de la peu connue Madeleine de Kolly (p. 117) qui a pu croiser la route d’Olympe à La Force et qui éclaire, en négatif, son itinéraire. Mais les autrices ont aussi eu le soin de situer Olympe de Gouges par rapport à des figures mieux identifiées, absentes du film : Théroigne de Méricourt (p. 41) et Manon Roland (p. 63, 71-72), mais aussi Laclos et Condorcet (p. 88-92). À rebours des nombreux palmarès ou galeries de portraits existants[11], elles opèrent ces rapprochements avec nuance, sans chercher à démontrer à toute force la modernité d’Olympe[12], et en exposant la complexité de toutes les prises de position dans cette période troublée. Le jugement porté sur Cubières, trop occupé à écrire de serviles poèmes en l’honneur du régime pour répondre à l’appel d’Olympe incarcérée, est exemplaire de ce refus du manichéisme. À la question « Cubières est-il une “girouette” qui tourne avec le vent ? », les autrices répliquent avec mesure : « Disons qu’il cherche à rester poète dans les orages révolutionnaires et que ce n’est pas simple. Il est déchiré entre sa volonté d’œuvrer aux temps nouveaux et son aspiration à l’immortalité. Une telle ambition exigerait qu’on puisse s’élever au-dessus des contingences politiques – comme si c’était possible à une époque où chacun est sommé de choisir son camp ! » (p. 36-37).

Le livre offre donc un tableau synchronique très complet et nuancé, mais il ne reste pas prisonnier du point de vue d’Olympe, et propose aussi quelques aperçus diachroniques contribuant à la tension narrative : « Ce samedi 20 juillet 1793, mais Olympe l’ignore encore, le marché de la place Maubert, à deux pas d’ici, sera la proie d’un coup de chaud émeutier au cours duquel, sous un soleil de plomb, le peuple exaspéré par la cherté des farines et des œufs brisera tous ceux qui sont à vendre » (p. 12) ; ou encore, au sujet des policiers chargés de l’emprisonnement d’Olympe : « Tous ces hommes finiront mal : Michonis et Marino seront exécutés moins d’un an plus tard, Baudrais mènera longtemps une existence misérable de fuyard » (p. 18). Le lecteur bénéficie ainsi d’un point de vue non pas téléologique mais surplombant. Ce regard informé se déploie particulièrement, au-delà des prolepses ponctuelles déjà mentionnées, dans l’analyse que les autrices font, à la toute fin du volume, de la postérité d’Olympe. Sans renoncer à l’inévitable florilège misogyne, elles réservent une place de choix à Jeanne Derouin, grande révolutionnaire de 1848, que l’on entend moins et qui reconnaît à Olympe de Gouges sa place parmi les « femmes qui ont honoré leur sexe et leur patrie », ainsi qu’à Léopold Lacour, Édouard Forestier et Louis Sonolet, socialistes rarement cités (p. 135).

Car, sans oublier de rendre un rapide hommage aux principaux chercheurs et chercheuses qui ont contribué à la redécouverte d’Olympe de Gouges (p. 136), les autrices semblent surtout avoir saisi l’occasion de cette biographie romancée pour faire entendre des textes. Ceux d’Olympe d’abord, bien sûr, connus et moins connus. Essentiellement mobilisés pour illustrer les différents moments de sa vie, ils sont éclairés par des commentaires percutants et ont l’avantage de donner à lire l’étendue d’une œuvre trop souvent éclipsée par la Déclaration. D’autres textes sont aussi mobilisés : ceux de Germaine de Staël, de Théroigne, de Laclos, de Condorcet ou de Théodore Gérard, si bien que l’ouvrage a quelque chose d’une anthologie et s’offre comme une parfaite introduction à l’œuvre dans son contexte. C’est ainsi qu’on peut comprendre le choix des autrices de ne conserver en notes de fin de volume que les références précises aux textes originaux, se libérant pour l’occasion d’un apparat critique complet qui aurait pu noyer le lecteur peu aguerri.

En somme, on ne doit pas s’attendre à découvrir ici une Olympe inaperçue : la couverture l’annonce assez, qui reproduit, quoique de profil, la statue d’elle qui se trouve exposée dans la salle des Quatre Colonnes à l’Assemblée Nationale. L’ouvrage n’est certes pas iconoclaste, et il aurait peut-être gagné à s’éloigner ponctuellement du film, notamment dans la scène sentimentale qui narre la rencontre avec Jacques Biétrix de Rozières, amant et protecteur d’Olympe, scène qui noue (un peu trop ?) étroitement et romanesquement découverte de soi d’une autrice (vocation littéraire et invention du pseudonyme) et rencontre avec un homme – si important soit-il dans sa carrière future. De même, c’est l’image d’une Olympe « naïve » et colérique, au « tempérament plutôt combustible » (p. 21) et « sent[ant] généralement la moutarde lui monter au nez » (p. 37), qui domine, et l’on peut regretter que l’ouvrage ne rende pas totalement justice aux nombreux jeux humoristiques de l’autrice sur cet ethos[13]. Mais sans doute ces scrupules auraient-ils nui à l’économie du récit, et l’intérêt de l’ouvrage, de toute façon, n’est pas là : il est dans l’articulation de cette silhouette que l’on commence à connaître, mais que tout le monde ne connaît pas si bien, avec un arrière-plan qui figure d’ailleurs également en couverture ; dans ce geste de rendre l’histoire accessible et vivante par la fiction sans sacrifier la mise en perspective scientifique ; dans ce dialogue complexe entre le champ académique et un objet de la culture de masse, ramassé dans une formule remarquablement efficace. Travail d’écriture de haute voltige que Florence Lotterie et Élise Pavy-Guilbert ont su mener à bien sans « écart », démontrant par l’exemple que la recherche voit mieux la corde raide sur laquelle elle marche grâce à ce genre de « pas de côté », pour reprendre leurs mots (p. 8).


[1] Voir notamment le très bon mémoire d’Eva Cot qui rend compte de ce phénomène, qui n’a fait que s’accentuer depuis : La mémoire d’Olympe de Gouges en France du bicentenaire à nos jours, dir. Christine Dousset-Seiden, Université Toulouse II Jean Jaurès, 2016.

[2] Olivier Ritz, « Le sacre retardé d’une écrivaine : Olympe de Gouges », La Révolution française, n° 20, 2021, https://doi.org/10.4000/lrf.5014.

[3] Charles Monselet, Les Originaux du siècle dernier. Les oublis et les dédaignés, Paris, Lévy frères, 1864, p. 99.

[4] Olympe de Gouges n’a cessé de mettre sa vie en fiction, en particulier dans un roman intitulé Mémoire de Madame de Valmont (1786).

[5] Félix Delmas, « Olympe de Gouges, une icône du féminisme au goût du jour », Wukali, compte-rendu du 10 mars 2025, en ligne : https://wukali.com/2025/03/10/olympe-de-gouges-une-icone-du-feminisme-au-gout-du-jour/32569/ [consulté le 6 juin 2025].

[6] Voir par exemple les réticences exprimées sur une éventuelle visite de Cubières en prison (p. 35), ou celles qui concernent la possibilité, pour Olympe, de fréquenter des prostituées au sein de la maison de santé dans laquelle elle est transférée (p. 42), deux options choisies par les réalisateurs.

[7] Ainsi, l’ancrage sociologique d’Olympe de Gouges est restitué avec soin : sa mère est « issue d’une famille enrichie dans l’industrie drapière, héritière de la bourgeoisie marchande » (p. 25) et se marie avec Louis-Yves Aubry, « officier de bouche de l’Intendant de Montauban » (p. 23) et non boucher comme on le dit parfois. Ceci ne l’empêche pas d’avoir un « capital symbolique nettement plus faible » que Manon Roland (p. 72).

[8] Cette image fait évidemment florès sous les plumes misogynes, mais elle ressurgit aussi sous celle de Caroline Grimm, qui insiste lourdement dans son roman sur les relations qu’Olympe entretient avec les hommes, au détriment de l’exposé de ses idées politiques (Moi, Olympe de Gouges, Paris, Calmann-Lévy, 2009) – écueil romanesque qu’Élise Pavy-Guilbert et Florence Lotterie évitent habilement.

[9] Par exemple la formule marquante : « Le domaine d’action d’Olympe, c’est la plume, pas la rue ! » (p. 57).

[10] Au-delà de l’attachement d’Olympe de Gouges aux figures royales, qui donne lieu à de spectaculaires atermoiements, les autrices soulignent qu’elle est moins nettement abolitionniste que Condorcet (p. 92), ou que sur la question du rôle politique des femmes, elle n’est pas toujours aussi offensive que dans la Déclaration (p. 95).

[11] On pense par exemple à Marie-Dominique Porée, Olympe de Gouges et autres femmes « révolutionnaires », Paris, First Editions, 2019, qui lui offre comme escorte Christine de Pizan, Simone de Beauvoir ou Simone Veil entre autres, mais aussi à Michelle Perrot, Des femmes rebelles. Olympe de Gouges, Flora Tristan, George Sand, Tunis, Elyzad, 2014.

[12] Celle-ci est suffisamment soulignée par quelques expressions bien senties, telle que la comparaison de la proposition d’impôt sur les signes extérieurs de richesse à « un genre d’ISF » (p. 57).

[13] Notons qu’Élise Pavy-Guilbert a souligné à plusieurs reprises l’humour d’Olympe, et, dans la lignée notamment de Gregory Brown (« The Self-Fashionings of Olympe de Gouges, 1784-1789 », Eighteenth-Century Studies, vol. 34, The John Hopkins University Press, 2001, p. 383-401), son art de la performance. Voir « “Plus naturelle qu’éloquente, voilà mon cachet” : Gouges contre Robespierre », Éloquences révolutionnaires et traditions rhétoriques (XVIIIe et XIXe siècles), dir. Patrick Brasart, Hélène Parent et Stéphane Pujol, Paris, Classiques Garnier Numériques, 2023, p. 270 et le compte-rendu du séminaire IMAREV du 26 novembre 2022, en ligne : https://imarev.hypotheses.org/240 [consulté le 6 juin 2025].

Marion Bally