Référence(s)

Jean-Luc GUICHET, Figures du moi et environnement naturel au XVIIIe siècle, Paris, Éditions de la Sorbonne, coll. « La philosophie à l’œuvre », 2020, 208 p. ISBN 979-10-351-0592-1

D’un côté le moi, comme capacité à coïncider avec soi, prendrait une importance croissante au XVIIIe siècle. De l’autre la nature serait éprouvée de plus en plus comme présence, « proximité enveloppante » (p. 26). Figures du moi et environnement naturel au XVIIIe siècle entend montrer quels liens étroits se tissent entre ces deux mutations apparemment opposées.

            Désarrimé de l’arrière-plan ontologique qui étayait son existence et lui indiquait sa destination, privé de tout substrat substantiel, l’homme du XVIIIe siècle serait définitivement engagé dans l’aventure d’un moi en quête de sa propre identité. Or, coïncider avec soi exigerait de définir un juste rapport au monde sensible. En effet, celui-ci constituerait désormais, sous l’effet des nouvelles théories empiristes de la connaissance, des nouvelles sciences de la nature et de l’homme, la demeure du sujet et le tissu de son existence.

            Les différentes manières d’être soi au XVIIIe siècle supposeraient donc d’interroger la façon dont le moi conçoit son rapport à l’environnement : « Les modalités existentielles de se concevoir, de se poser et de se vivre [sont] en même temps des modalités environnementales, des formes relationnelles à la nature ambiante » (p. 16). Pas de saisie de ce moi fondamentalement relationnel sans réappropriation du monde concret : tel est le point de départ de la réflexion qui décline, en une nomenclature souple et dynamique, les figures d’un moi qui expérimente de manière lucide, par la philosophie et la fiction, plusieurs relations avec son environnement. Cette nomenclature donne parfois l’impression d’être aussi une genèse, où les figures du moi s’engendreraient dialectiquement les unes les autres.

            Le moi fragile serait la figure originaire et fondamentale du moi au XVIIIe siècle : ce moi incertain, inquiet, versatile, dispersé, Jean-Luc Guichet en trouve l’expression dans plusieurs figures, Diderot se comparant à une girouette, Rousseau en persifleur, l’histrionique Neveu de Rameau, ou les êtres en suspens du peintre Chardin. L’auteur dessine avec brio, précision et synthèse les soubassements philosophiques de ce moi précaire : la théorie empiriste de la connaissance, l’esthétique du sentiment, le déterminisme relatif des climats, l’essor de la médecine vitaliste et des matérialismes, autant de lignes de pensée qui instaurent un moi définitivement dépourvu de consistance et d’unité ontologique, sans destination providentielle, livré à la puissance de la sensation, aux effets de son économie animale, à la sensibilité, et, par là même, soumis aussi à des déterminations environnementales. Du moins ce moi, s’il n’est rien, peut être tout, et son adaptabilité, sa plasticité, sa disponibilité savent transformer la faiblesse en force, lui permettant par exemple de relativiser les déterminations naturelles et climatiques par le nomadisme. Ce moi instable, inquiet est aussi un moi désirant, ouvert à l’expérience. De là, sa capacité à donner naissance à d’autres figures du moi, chacune se définissant par une relation spécifique à   l’environnement.

            Le moi fragile peut ainsi devenir un moi cadré, qui cherche dans un environnement préservé et conforme à son être un ordre, une forme d’étayage. La figure plus ou moins fantasmée du sauvage, ou encore Paul et Virginie, tous ces êtres qui vivraient en accord avec leur environnement originaire, loin de toute influence dénaturante, en offrent l’illustration. Le moi cadré s’incarne aussi dans le savant-croyant linnéen, dont le savoir s’articule à une théologie naturelle, un ordre providentiel sur lequel le moi peut se modeler. Comment retrouver cet environnement salvateur et équilibrant, lorsque celui-ci est perdu ? Il faut le reconstruire artificiellement, et Rousseau s’y essaie plusieurs fois. C’est le projet de morale sensitive que Rousseau n’a jamais écrit, mais dont Jean-Luc Guichet retrouve les traces dans l’idéal cadrant du foyer familial, ou dans le jardin créé par Julie, ce fameux Élysée de La Nouvelle Héloïse, qui montrerait qu’on peut restaurer un moi aliéné et le réguler par la soumission douce à un environnement manipulé. L’Émile dessine aussi une éducation par les choses, en confrontant, de manière concertée et préméditée, l’élève à des situations environnementales qui fonctionnent comme des contraintes formatrices façonnant le moi sans aliéner sa liberté.

            Autre rapport possible à l’environnement, celui du moi dominant. Le moi, conscient de sa faiblesse constitutive, la compenserait par le travail sur la nature, la transformant alors et se l’appropriant. C’est en imposant sa volonté et son empreinte à l’environnement que le moi apprend la maîtrise, se découvre et se forge lui-même, croit enfin se constituer en moi fort exerçant son empire sur ses entours. Jean-Luc Guichet en voit les figures éminentes dans Robinson Crusoé, dans le moi propriétaire de Locke, qui comble son vide ontologique en s’épanouissant dans l’avoir, et dans l’homme de Buffon, voué à administrer et civiliser la nature. La philosophie conquérante de ce moi a pu justifier la colonisation, soit que le moi propriétaire ne se connaisse pas de limites, soit que les peuples exotiques soient vus comme inférieurs parce qu’ils trahiraient la destination foncièrement civilisatrice de l’homme. La Nouvelle Héloïse, avec les personnages de Wolmar et de Julie, montreraient les limites de ce moi fort : Wolmar pêche par trop d’insensibilité, tandis que Julie, à trop se forcer, tomberait dans la facticité. Conscient des faiblesses indépassables du moi fort, Diderot en amenderait la figure : Jacques le fataliste proposerait le modèle d’un moi toujours prêt à s’ajuster à un environnement ouvert et imprévisible, aussi instable que le moi. Diderot renverrait ainsi dos à dos moi cadré et moi fort.

            La dernière figure du moi est celle du moi saturé, un moi débordé par sa sensibilité et ses passions, et qui l’accepte au nom de la richesse d’expérience qu’il en retire. À partir de Diderot, et pleinement avec Rousseau, ce moi saturé s’abandonne à l’environnement, qui devient milieu et source d’existence : la nature peut offrir bonheur, plénitude, exaltation. Pour Diderot, la saturation passionnelle du moi par la nature est la source même de sa créativité. La nature vient habiter le moi, envahir sa subjectivité, comme Dorval, dans les Entretiens sur Le Fils naturel, en fait l’expérience. Mais c’est surtout Rousseau qui incarnerait ce moi saturé, notamment dans ses textes autobiographiques, qui établissent un lien fort entre un moi dominé par la sensibilité et la nature environnante. Jean-Luc Guichet explique avec acuité les raisons qui transforment chez Rousseau l’environnement naturel en expérience de « refondation éthique », l’ordre de la nature ramenant à l’ordre de la conscience. L’environnement naturel est source d’accomplissement de soi, car il affranchit d’abord du rapport aliéné à autrui. En outre, dans cette nature libératrice, toutes les facultés du moi sont sollicitées, de façon remarquablement équilibrée, de sorte qu’il peut expérimenter sa propre expansion. Saint-Preux figure ce moi saturé, qui se révèle à lui-même à travers la nature. Cette relation à l’environnement serait donc à l’origine du paysage état d’âme.

            En parcourant les relations du moi à l’environnement, ce livre entend ainsi contribuer à éclairer la formation de l’anthropologie moderne, attentive aux contextes concrets de l’existence humaine. Il remonte aussi à l’une des sources de la sensibilité environnementale, en retraçant les prémices de l’investissement subjectif de la nature.

            Stimulant et suggestif par les liens qu’il tisse entre philosophie, littérature et parfois peinture, ce livre offre des analyses énergiques et lumineuses sur Rousseau, Locke, Condillac, Montesquieu ou Diderot. Cependant, l’ensemble laisse parfois une impression d’inachevé : quoique la structure du livre soit claire, la composition tient parfois de la spirale et de l’« épigenèse ». Les fréquents bonheurs d’expression et les qualités d’exposition laissent parfois place à un style plus relâché. Sur le fond, malgré toutes les précautions prises en introduction, on peut se demander si la notion d’environnement n’est pas entendue dans un sens excessivement extensif ; quoique le livre en défende habilement l’idée, peut-on vraiment soutenir que Jacques le fataliste ou que les utopies du XVIIIe contiennent une pensée de l’environnement ? Les figures du moi, telles qu’elles sont présentées, interrogent aussi. Elles ont pour mérite de montrer tout la richesse des relations du moi à l’environnement, et c’était bien l’enjeu. Mais certaines de ces catégories, notamment le moi cadré, semblent embrasser des penseurs, des objets et des horizons assez hétérogènes. Par ailleurs, à tort ou à raison, cette classification nous paraît trop souple, trop poreuse : les catégories semblent trop extensives, pas assez compréhensives. Les figures littéraires prises pour exemple pourraient illustrer plusieurs de ces catégories : après tout, le Neveu de Rameau ne pourrait-il pas illustrer toutes les figures du moi proposées, moi cadré compris ! En outre, tantôt cette nomenclature s’ordonne en une génétique plus ou moins dialectique, tantôt elle ne semble pas en relever. Enfin, si on est heureux de voir la littérature si bien mise en résonance avec la philosophie, le livre paraît parfois « hors sol », se préoccupant peu de contextualisation historique, comme si l’histoire des idées pouvait ignorer l’histoire littéraire, les effets de champ et les contextes d’écriture. Il n’en reste pas moins que ce livre, riche d’enseignements, retient l’intérêt.

Fabrice Chassot
Université Toulouse 2 Jean Jaurès-PLH