Éric Mesnard (éd.), L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Les traites négrières et l’esclavage colonial
Éric Mesnard (éd.), L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Les traites négrières et l’esclavage colonial, Genève, Slatkine Éditions, 2023, 378 p. ISBN : 9782051029322
Dans son ouvrage Lumières et esclavage paru en 2008, l’historien Jean Ehrard imaginait ce jour où, grâce à l’informatique, « le chercheur disposera d’un inventaire exhaustif des thèmes de l’Encyclopédie » lui permettant de recenser l’ensemble des articles qui y traitent de l’esclavage colonial[1]. Quinze ans plus tard, c’est chose faite avec ce nouvel ouvrage d’Éric Mesnard. S’appuyant sur la liste d’une cinquantaine d’articles qu’avait dressée Jean Ehrard et surtout sur la précieuse édition numérique de l’Encyclopédie rendue possible grâce au projet ARTFL (projet de recherche français et américain sur le Trésor de la Langue française actuellement dirigé par Robert Morrissey, qui préface l’ouvrage), Éric Mesnard recense ici 119 articles et 11 planches de l’Encyclopédie concernant de près ou de loin la colonisation, la traite et l’esclavage atlantiques.
Cette publication, dont il faut souligner d’emblée la richesse pédagogique, s’inscrit pleinement dans la continuité de l’ambition éditoriale d’Éric Mesnard qui, depuis une vingtaine d’années, œuvre pour faire connaître à un large public français l’histoire de l’esclavage et de la traite. Une telle entreprise a par ailleurs tout son sens. Véritable « monument des Lumières », telle que la qualifie Robert Morrissey dans sa préface, l’Encyclopédie s’impose de fait comme une source incontournable pour toutes celles et ceux qui s’intéressent à l’histoire coloniale et esclavagiste dans l’espace atlantique, d’autant que ses vingt-huit volumes paraissent au cours de deux décennies (1751-1772) marquées par une intensification sans précédent des flux de traite d’esclaves africains vers l’Amérique mais aussi par la consolidation de la pensée antiesclavagiste de part et d’autre de l’Atlantique.
De par son format d’anthologie, l’ouvrage ne se prête guère au résumé : cet imposant corpus est constitué d’articles divers et variés et le rapide panorama esquissé ci-dessous ne prétend pas le dépeindre de façon exhaustive. Certains sont très attendus comme l’est la série de quatre articles sur les « Nègres », ceux sur l’esclavage, le Code noir et l’affranchissement ou encore ceux qui portent sur la culture du sucre, du tabac, du coton, de l’indigo, du café ou du cacao. D’autres articles surprendront peut-être davantage le lecteur comme celui sur les plongeurs de coquillage – une tâche qui, d’après son auteur le chevalier de Jaucourt, était le plus souvent accomplie par de jeunes esclaves sur les côtes de la Martinique et de Saint-Domingue – ou encore celui sur le tamboula, le tambour qui rythmait les danses des esclaves lors de leurs assemblées festives. Une trentaine d’articles renvoient à des espaces géographiques – continent, région, colonie ou royaume, port ou comptoir – où se pratiquaient alors la colonisation, l’esclavage ou le commerce des esclaves. Plusieurs entrées, telles « Assiento », « Fermiers », « Coutumes », « Tête de Nègre » ou « Pièce d’Inde », renseignent plus spécifiquement sur la traite et permettent de prendre la mesure de la marchandisation des captifs qu’elle produit. Une dernière catégorie d’articles, enfin, renvoie aux notions philosophiques de liberté et d’égalité naturelles ou encore aux débats qui agitent alors les naturalistes sur les « variétés dans l’espèce humaine » ou les origines de la couleur de peau noire. Certains de ces articles sont publiés tels quels ; d’autres bénéficient d’une courte introduction rédigée par Éric Mesnard, qui, bien qu’on la distingue assez difficilement du texte même de l’article en raison d’une mise en page qui aurait gagné à être plus lisible, apporte d’utiles éléments de contextualisation historique et permet par ailleurs de comprendre à quelles influences (parfois très datées) puisent les Encyclopédistes.
Par la mise en série de ces divers articles et leur lecture croisée, ce travail de compilation est fructueux à plusieurs égards. Il montre tout d’abord que l’esclavage et la traite atlantiques ne sont pas au cœur des préoccupations des Encyclopédistes, que ce soit d’un point de vue politique, économique, juridique ou même agricole. Des 74 000 articles qui composent l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, la centaine recensée par Éric Mesnard ne constitue de fait qu’une infime part. Cette position marginale, l’auteur l’interprète notamment comme un effet de la distance géographique qui sépare la métropole française de ses colonies – même si le peu de familiarité des métropolitains avec le fait esclavagiste est sans doute moins prononcé que ce qu’il avance dans son introduction (p. 30), comme le montrent par exemple les recherches récentes de Miranda Spieler sur les esclaves à Paris au XVIIIe siècle[2].
Ce recueil d’articles confirme ensuite toute la complexité de cette entreprise éditoriale des Lumières qui, du fait de sa dimension collective, ne saurait se laisser réduire à une position univoque. Certes, plusieurs des articles compilés dans cette anthologie expriment une claire indignation vis-à-vis de l’esclavage et du traitement que les colons réservent à leurs esclaves. Comme le rappelle Éric Mesnard, leurs auteurs recourent alors à une rhétorique humaniste, à l’instar de celui qui écrit anonymement sur la « pimentade » et déplore la coutume consistant à recouvrir les plaies que les coups de fouet occasionnaient aux esclaves d’un mélange épicé piquant afin d’en favoriser la cicatrisation. Ces auteurs s’appuient également sur un registre philosophique ou juridique mais aussi religieux, bien que, dans la veine de l’historiographie sur l’anti-esclavagisme et l’abolitionnisme français, l’ouvrage ait plutôt tendance à minorer le poids de l’argumentaire religieux dans la dénonciation de l’esclavage par les Encyclopédistes. Beaucoup d’autres articles et surtout les planches euphémisent toutefois largement la violence des sociétés esclavagistes. C’est notamment le cas des longs articles sur le sucre, l’indigo ou le coton signés par Jean-Baptiste Le Romain et Diderot qui ne mentionnent jamais les esclaves cultivant ces plantes au prix de leur vie.
S’intéresser à l’Encyclopédie au prisme de ce qu’elle dit de la traite et de l’esclavage fait donc apparaître toute l’ambiguïté de cette œuvre. Ses auteurs se protègent parfois en recourant à l’anonymat mais expriment aussi des avis très différents sur le sujet : on trouve ainsi peu de points communs entre les articles plutôt critiques de l’esclavage que rédigent Diderot ou le chevalier de Jaucourt et ceux plus complaisants qu’écrit Jean-Baptiste Le Romain, le seul des treize Encyclopédistes identifiés dans cette anthologie à avoir vécu dans les colonies. D’un article à un autre se lisent en outre de multiples contradictions, et ce y compris chez un même auteur. L’article principalement juridique et philosophique que le chevalier de Jaucourt consacre à la « traite des nègres », dans lequel il justifie le marronnage des esclaves et promeut leur affranchissement général dans une veine résolument anti-esclavagiste, contraste par exemple avec son article à la tonalité plus descriptive sur le Rio S. André (fleuve Sassandra dans l’actuelle Côte d’Ivoire) dans lequel il se contente de relayer l’opinion du missionnaire dominicain esclavagiste Jean-Baptiste Labat, auteur de plusieurs récits de voyage célèbres sur les Antilles françaises et l’Afrique, selon laquelle ce lieu serait propice au développement du commerce des esclaves.
C’est que, comme le soulignait déjà Jean Ehrard en 2008, « l’Encyclopédie choisit de livrer au jugement du lecteur non une vérité préétablie, mais la pluralité des opinions », selon « une conception diderotienne de la vérité[3] ». À travers cet ouvrage, il ne s’agit donc pas de faire l’apologie des Lumières ni (dans la lignée de la critique postcoloniale) d’en instruire le procès mais bien de présenter ce mouvement comme une scène de débats, dans le sillage des travaux plus récents d’Antoine Lilti et Silvia Sebastiani. Tout en réaffirmant cette position médiane, Robert Morrissey et Éric Mesnard insistent cependant implicitement surtout sur l’ouverture qu’aurait favorisée la publication de l’Encyclopédie : le second la présente par exemple comme un texte ayant permis que « l’opinion éclairée prenne conscience de l’insupportable » (p. 42) et en fait dès lors un jalon important dans la marche vers l’abolition de l’esclavage. Le texte effectivement sans équivoque du chevalier de Jaucourt en faveur de l’abolition est ainsi amplement mis en avant dès la préface et l’introduction de l’ouvrage et conduit même Robert Morrissey à faire de Jaucourt le « héros » de cette anthologie (p. 22) – une formulation qui peut surprendre.
À cet égard, on peut enfin regretter que les auteurs s’intéressent assez peu à la question historiographique débattue de l’influence des Lumières, en l’occurrence ici des Encyclopédistes, sur la construction de la race et des catégories raciales au cours du XVIIIe siècle. Le lecteur est pourtant confronté dans cette anthologie à plusieurs articles directement en lien avec ces débats, comme celui sur les « mulâtres », la « peau des nègres », les « nègres blancs » (c’est-à-dire l’albinisme) ou encore « l’humaine espèce ». Dès la préface, Robert Morrissey tranche en réalité le débat en qualifiant l’Encyclopédie d’ouvrage « préracialiste » (p. 10). Les termes de « race(s) » et « espèce(s) » sont pourtant couramment employés dans les articles mis à disposition du lecteur (Diderot distingue par exemple les « races blanches » et les « races noires »), sans que l’usage polysémique qui en est fait par les contemporains du siècle des Lumières ne soit véritablement approfondi. De même, l’ouvrage cherche surtout à (ré)affirmer le cadre universaliste du projet des Encyclopédistes, en particulier à travers l’article Humaine espèce de Diderot, présenté certes comme biaisé par ses préjugés ethnocentriques mais surtout comme profondément universaliste (et donc exempt de toute pensée raciale ?) car monogéniste et buffonien. Il aurait pourtant été intéressant de dialoguer à ce titre avec les travaux de Claude-Olivier Doron et Silvia Sebastiani qui montrent tous deux la participation des discours tant polygénistes que monogénistes à l’élaboration d’une pensée raciale au cours du XVIIIe siècle.
Mais là n’était pas l’ambition de cet ouvrage qui s’impose surtout comme un formidable outil de travail dans lequel pourront puiser les spécialistes de la traite, de l’esclavage et de la colonisation soucieux de réinscrire ces pratiques d’exploitation dans le paysage intellectuel pluriel des Lumières, ainsi que les enseignants désireux de transmettre cette histoire à travers l’une des œuvres les plus emblématiques de la langue française.
[1] Jean Ehrard, Lumières et esclavage : l’esclavage colonial et l’opinion publique en France au XVIIIe siècle, Paris, André Versaille, 2008, p. 177.
[2] Miranda Spieler, Slaves in Paris. Hidden Lives and Fugitives Histories, Cambridge, Harvard University Press, à paraître en juin 2025.
[3] Jean Ehrard, Lumières et esclavage, op. cit., p. 176.