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Élodie RIPOLL et Catherine GALLOUËT (dir.), Tomber en amour. Enquête sur la naissance du sentiment au XVIIIe siècle, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2025, 484 p. EAN : 9782406173663

Paru en 2025 aux éditions Classiques Garnier, Tomber en amour au XVIIIe siècle, dirigé par Élodie Ripoll et Catherine Gallouët, interroge la représentation de la naissance du sentiment amoureux. Croisant approches littéraires, narratologiques, historiques ou genrées, cet ouvrage collectif éclaire un motif traditionnel – la scène d’« innamoramento » ou « de première vue » – en le recontextualisant dans les imaginaires du XVIIIe siècle.

Le volume est structuré en cinq parties. Après une première section consacrée à la constitution d’un imaginaire collectif du sentiment amoureux, les chapitres suivants abordent les formes scéniques et théâtrales de sa représentation, les versions altérées ou pathologiques de l’enchantement amoureux, la réinterprétation d’auteurs classiques à travers ce prisme, et enfin les modulations genrées du sentiment amoureux. Malgré quelques recoupements entre chapitres (notamment autour de Marivaux ou Rousseau), l’architecture du volume permet une lecture claire et offre une cartographie cohérente de l’amour naissant au siècle des Lumières.

Comme tout travail consacré à la représentation du sentiment amoureux, l’ouvrage s’inscrit dans un réseau d’attentes critiques liées à certains topoï incontournables : la scène de première vue, bien sûr, héritée de la tradition italienne de l’innamoramento, mais aussi les échos au Canzoniere de Pétrarque (Laurence Sieuzac), à la rhétorique de la pastorale (Marie-Cécile Schang-Norbelly), de la maladie (Bénédicte Prot), ou aux jeux d’illusion des romans libertins (Marine Ganofsky). Ces motifs, présents en filigrane dans plusieurs articles, ne sont pas simplement reconduits : ils sont souvent interrogés, réagencés ou renversés par les auteurs et les autrices, ce qui permet à l’ouvrage de se confronter à l’héritage des formes tout en en révélant les transformations au siècle des Lumières.

Plusieurs articles mettent en évidence le rôle du genre littéraire dans la mise en récit du sentiment. Le roman-mémoires permet, chez Prévost ou Rousseau, un traitement introspectif et rétrospectif du premier émoi (Nicolas Brucker, Manon Courbin), là où le théâtre (Élodie Ripoll, Liliane Picciola), avec ses contraintes, impose une condensation scénique et une gestuelle du coup de foudre. L’opéra-comique (Marie-Cécile Shang-Norbelly), le roman épistolaire (Consuelo Ricci), ou le roman d’émigration (Michel Bokobza Kahan) offrent des variations marginales, mais révélatrices, sur la dynamique amoureuse. La diversité des corpus est l’un des atouts de l’ouvrage. Si des auteurs canoniques comme Marivaux (Catherine Gallouët, Laurence Sieuzac) ou Rousseau (Géraldine Lepan, Pierre Saint-Amand) reviennent à plusieurs reprises, ils sont souvent abordés à travers un prisme renouvelé, et mis en regard d’œuvres ou d’auteurs et d’autrices moins connu/es. Certains chapitres adoptent une approche comparatiste, en choisissant un thème (Henri Portal) ou un auteur commun, d’autres se concentrent sur une œuvre précise (Jean-Michel Racault, Cyril Francès, Stéphanie Loubère, Lydia Vasquez). La répartition chronologique couvre l’ensemble du XVIIIe siècle, avec une prédominance notable des années 1730 à 1770, moment d’émergence du roman sensible, du théâtre de la conversation, et d’une nouvelle grammaire affective.

L’ensemble articule rigoureusement théorie et analyse. Les analyses proposées s’appuient sur un outillage théorique dense (particulièrement Roland Barthes et Jean Rousset). Le sentiment naissant est ainsi abordé dans sa dimension sensible et langagière, mais aussi comme construction sociale, psychologique, philosophique et parfois politique (Henri Portal, Marine Ganofsky, Géraldine Lepan). L’ouvrage accorde une attention particulière à la diversité des situations amoureuses, selon le genre, la classe sociale ou la fonction narrative des personnages.

Loin de s’en tenir aux seules figures de héros et d’héroïnes, plusieurs articles éclairent le rôle des valets, des figures secondaires ou des narrateurs dans la dynamique affective.

Enfin, la perspective de genre traverse l’ensemble du volume. Plusieurs articles interrogent la tension entre regard actif et passif, les modalités d’écriture féminine, et soulignent le déséquilibre entre une focalisation masculine (souvent hégémonique dans les récits à la première personne) et une relative absence de la voix féminine dans les scènes de premier amour. L’article de Michel Bokobza Kahan sur les autrices exilées, celui de Consuelo Ricci sur la focalisation masculine dans les lettres d’amour, ou encore celui de Marie-Cécile Shang-Norbelly sur la subjectivité féminine, contribuent à faire émerger une lecture critique des discours amoureux.

La diversité des approches – littéraire, historique, philosophique, narratologique – fait la richesse de ce volume, sans nuire à sa lisibilité. Les études réunies proposent ainsi une relecture subtile d’un motif bien connu, en montrant qu’« aimer pour la première fois » ne va jamais de soi, ni dans les textes, ni dans les formes qui les accueillent. En somme, Tomber en amour au XVIIIe siècle constitue une contribution précieuse aux études dix-huitiémistes.

Alexia Goffart
Université Paul Valéry-Montpellier 3 – IRCL–UMR 5186