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Guianluca Mori, Early Modern Atheism from Spinoza to d'Holbach, Oxford University Studies in the Enlightenment (Liverpool, Liverpool University Press, 2021) ISBN 978 1 80034 815 8

Le livre de Gianluca Mori s'ouvre sur une délimitation du champ. Historique d'abord, puisqu'il couvre la période entre la publication de Tractatus theologico-politicus de Spinoza (1670) et celle du Système de la nature (1770) de d'Holbach. A partir du tournant du XVIIIe siècle, les visions concurrentes de la divinité et le morcellement conceptuel qui les accompagne n'ont laissé à l'athéisme qu'une cible mouvante et incertaine, inadaptée à l'élaboration d'arguments solides, autrement dit, à la survie d'un athéisme philosophique. Mori présente celui-ci comme enraciné dans une époque où une conception rigoureuse de Dieu ("a strong concept of God") s'est imposée à de vastes domaines de la culture occidentale. Délimitation conceptuelle et contextuelle ensuite, en ce qu'il analyse l'athéisme philosophique de l'âge classique comme conséquence de l'avènement, avec Descartes, de la théologie rationaliste, pour laquelle l'existence de Dieu est démontrable – ce qui veut dire, aussi, constatable – de manière scientifique, a priori. Délimitation géographique et culturelle, finalement, puisqu'il exclut le domaine germanique, dans lequel la tradition leibnizienne et wolffienne d'un Dieu abstrait et nécessaire proche du spinozisme rend floue la distinction entre l'athéisme et le théisme. L'Italie, dont la libre-pensée fleurissait à la Renaissance, mais mise sous le joug de la contre-réforme à l'aube de l'âge classique, s'en trouve exclue elle aussi.  Le livre propose donc un examen des domaines intellectuel et philosophique français, et inclut les auteurs britanniques, regroupés sous le titre "British atheism" dont le choix semble au moins en partie dicté par leur influence sur les auteurs du continent. Mais Mori ne néglige pas les différences entre les traditions philosophiques française et britannique; ce sont ces différences qui expliquent le malentendu entre Hume et les participants aux diners chez d'Holbach dans les années 1760. 

Quel est l'athéisme dont il s'agit ? Au vu des textes de l'époque, Mori opte pour la définition selon laquelle l'athée est celui qui nie l'existence d'une cause première dotée d'une intelligence suprême, de liberté d'action et de dessein. Autour de cette définition s'organisent les fils argumentatifs des ouvrages d'une quinzaine d'auteurs dont il examine les textes. A partir de Spinoza, le livre propose un cheminement qui mène de Cudworth et Bayle à Meslier et Boulainviller, en passant par Toland, Colins et Hume, pour ensuite examiner les auteurs des Lumières françaises, de Du Marsais et Fréret jusqu'à Diderot, d'Holbach et Voltaire. Pour chacun d'eux, les positionnements philosophiques sont éclairés par référence aux filiations de pensée et par l'analyse du contexte d'énonciation. Mori en dégage les lignes de force, suit le développement des arguments qui mènent des interrogations aux convictions, dans un champ où les nuances philosophiques donnent lieu, selon le point de vue et les visées des auteurs, à des positions qui oscillent, dans les différentes phases de leur élaboration, entre déisme, théisme et athéisme. Ce dernier pouvait être de factures variées – à dominance panthéiste, métaphysique, matérialiste - et se rattacher de manière plus ou moins tranchée à des courants philosophiques bien plus anciens, dont il reprend tels idées, orientations ou arguments.

Dans la perspective qu'adopte Mori, l'athéisme philosophique se construit de manière doublement dialogique. Dialogue en tant que confrontation avec les idées consolidées et défendues par le pouvoir politique et institutionnel d'une part, où l'athéisme n'est souvent qu'une étiquette infamante ; dialogue dans le sens de la réaction des auteurs à un ensemble d'idées et d'affirmations philosophiques ou théologiques qu'ils reprennent, détournent, développent ou intègrent dans leurs propres textes d'autre part. Le premier des deux ouvre un champ d'exploration où, dans le contexte de la répression et de la persécution de ceux qui le défendraient, l'athéisme philosophique n'est accessible que dans un rapport symbiotique avec des stratégies d'évitement scripturales et argumentatives, avec l'esquive, le double sens, la contradiction ou l'allusion. Tel auteur ose suggérer son athéisme de manière oblique dans un texte accessible, au prix des détours ; tel autre, comme Diderot après avoir séjourné au donjon de Vincennes pour sa Lettre sur les aveugles, destine ses textes à une publication posthume. Le second espace dialogique est celui où l'athéisme se déploie dans un rapport tout aussi symbiotique avec les voies ouvertes par la théologie rationaliste d'une part, avec ses contradicteurs d'autre part. L'exemple en est un auteur tel Ralph Cudworth qui analyse et conceptualise les types de l'athéisme pour les critiquer, mais aiguillonne, en le faisant, le développement des arguments athées. Ainsi construit, l'athéisme de l'âge classique forme un champ d'arguments philosophiques et de stratégies démonstratives dont Mori dégage les contours et les filiations d'auteur à auteur. De manière précise et systématique, son étude fait apparaitre l'athéisme de l'âge classique comme une interaction constante entre les positions philosophiques à la fois mouvantes, nuancées et affirmées, faisant en sorte que son lecteur adhère au rythme de sa recherche des éléments qui en dégagent la cohérence.

L'absence de certains auteurs qu'on aimerait voir soumis à la même rigueur analytique, sans doute inévitable au vu des limites de cette étude, laisse songeur. L'âge classique a systématisé l'utilisation des genres fictionnels pour y loger des arguments philosophiques. Les dialogues, avec leur illustre tradition philosophique, en sont l'exemple le plus parlant. La fiction rend possible l'énonciation des hypothèses qu'un texte argumentatif ne peut accueillir. Mori consacre d'excellents pages à Diderot, y compris au Rêve de d'Alembert. Texte de fiction qui donne la parole à un personnage qui rêve, il creuse un double écart par rapport à un texte argumentatif. Il permet néanmoins à Diderot de formuler les hypothèses qui escamotent les difficultés logiques de son vitalisme qui doit assumer, sans pouvoir l'expliquer, une sensibilité, même minimale, de toute particule de la matière. Le marquis de Sade, lui, n'est que brièvement mentionné, puis écarté, au même titre que La Mettrie, parce qu'il incarnerait un athéisme immoral et hédoniste, et à ce titre, marginal. Mais la position marginale de l'athéisme à l'époque n'est-elle pas l'une des conditions de possibilité de ses stratégies rhétoriques et argumentatives ?

Se prendre à envisager de possibles élargissements du champ des recherches de Mori témoigne de la qualité de ce livre stimulant, désormais essentiel pour toute étude de la philosophie, y compris radicale, de l'âge classique.

Mladen Kozul
University of Montana