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François PEPIN, Diderot, philosophe des sciences, Paris, Classiques Garnier, coll. « Constitution de la modernité », 2023, 255 p. ISBN 978-2-406-14262-1

Ce livre invite à une méditation, non pas sur l’histoire des sciences, non pas sur la philosophie des sciences, mais sur l’histoire et la philosophie des sciences. Le propos de François Pépin est clairement déterminé dès son introduction : il ne s’agit pas de faire de Diderot un précurseur tous azimuts. Il ne s’agit pas non plus de surinterpréter des « extravagances » ou analogies proposées par Diderot en en faisant, par exemple, l’inventeur de l’importance de l’épigénétique dans le processus d’individuation par le récit de l’œuf devenu D’Alembert dans le Rêve du même nom, ou encore l’inventeur du concept d’ancêtre commun par son idée de prototype. Non, l’ouvrage n’érige pas Diderot en homme de science mais, comme celui-ci le voulait, en interprète des sciences. Ce qui intéresse alors François Pépin est de repérer une manière qu’a Diderot de poser le sens des problèmes par l’utilisation de dispositifs intellectuels, que l’on peut faire résonner dans une histoire des problèmes et des gestes intellectuels.

Deux termes caractérisent la réflexion de Diderot sur les sciences : l’intérêt pour la diversité opératoire des sciences (dispositifs, gestes et savoir-faire), et le nominalisme radical qu’il défend dans sa manière de penser les concepts des sciences. Ces deux caractéristiques sont retenues dans l’histoire de la philosophie des sciences notamment dans la notion de style en science telle que la problématise Gilles-Gaston-Granger que François Pépin passe étonnamment sous silence.

L’ouvrage se déroule en deux grandes parties : une première partie constituée des trois premiers chapitres où l’auteur reprend et prolonge des réflexions déjà publiées dans des articles d’ouvrages collectifs ; une deuxième partie constituée elle aussi de trois chapitres où l’auteur déploie toute son originalité d’analyse en tressant les trois brins qui l’intéressent depuis longtemps, à savoir chimie, vitalisme et évolution, pour proposer de lire Diderot, selon une analyse combinatoire et non différentielle de concepts.

Parmi ces six chapitres, deux retiennent particulièrement l’attention : dans la première partie, le chapitre sur la conjecture expérimentale ; dans la deuxième partie, le chapitre sur Diderot et l’évolution.

Dans le chapitre sur la conjecture expérimentale, François Pépin montre avec pertinence que Diderot a pensé les probabilités, non à la manière classique de Laplace pour déterminer les degrés de certitude d’un événement, mais pour étendre nos connaissances dans le cadre d’un art de l’association des idées et des expériences. Autrement dit, Diderot conçoit les probabilités, non dans un cadre déterministe, mais dans une perspective heuristique pour oser inventer. Il cherche à faire de la conjecture une pratique expérimentale qu’il cautionne par sa théorie du génie qui mêle audace et prudence. Suit une analyse un peu convenue qui différencie la conception du génie de Saint-Lambert et celle de Diderot, mais qui donne ensuite lieu à de très belles pages sur les deux moments (qui peuvent être concomitants) du génie authentique : le moment de l’enthousiasme où l’on ose des conjectures, et le moment de la prudence qui exige, comme dans le paradoxe du comédien, une mise à distance de sa façon de jouer ou de penser pour s’en faire le spectateur. Ce sont ces deux moments qui font le génie authentique. Si l’on en reste dans le moment de l’enthousiasme, on verse dans l’esprit de système (c’est Gabin qui joue du Gabin à partir des années 50-60), et il faut donc en sortir pour continuer à vivre le paradoxe de l’interprète des textes ou des sciences. Cela requiert de garder l’esprit souple, de ne pas s’enkyster dans un système, comme dirait Claude Bernard. Et, à l’encontre de ce que l’ouvrage de François Pépin laisse à penser, Diderot est ici proche de Descartes par le vocabulaire qu’il emploie entre l’extravagance et la déraison (termes choisis aussi par Descartes dans le Discours de la Méthode pour distinguer l’assurance morale et l’assurance métaphysique in AT, VI, 38) et par l’exigence de garder l’esprit souple : Descartes propose à Elisabeth de Bohême de vivre sa vie comme au théâtre et d’être la spectatrice de ses passions plutôt que d’en être la victime.

Le deuxième chapitre sur Diderot et l’évolution prend la lumière et rend lumineux tout le reste. Ce chapitre est l’histoire d’une double rencontre : une rencontre qui se fait sous le mode d’une expérience de pensée entre Diderot et Darwin, et une rencontre réelle entre François Pépin, philosophe spécialiste de Diderot, et Guillaume Lecointre, biologiste spécialiste de la classification du vivant, qu’on appelle aujourd’hui la systématique phylogénétique. Tout le chapitre est tissé de cette rencontre réelle qui s’est cristallisée par une commune lecture de Diderot et de Darwin, qui a donné lieu à la co-direction d’un ouvrage intitulé Diderot, l’humain et la science (Paris, Éditions matériologiques, 2017), qui contient notamment l’article de Guillaume Lecointre « L’Histoire naturelle n’a pas assez lu Diderot ».

François Pépin, dans son chapitre « Diderot et l’évolution », part du constat que Diderot met en avant un certain nombre de concepts dans sa réflexion sur le vivant qui ont un air de famille avec les concepts principaux chez Darwin : le hasard, la conception nominaliste radicale de l’espèce, la prise au sérieux, non des espèces et des individus, mais de la suite des êtres. L’air de famille dans l’appareil conceptuel conduit François Pépin à rédiger une véritable dissertation en trois temps : 1) si un transformisme de Diderot est pensable, la référence à Lamarck fait écran à la pensée originale de Diderot, 2) la critique de l’idée d’espèce est commune à Darwin et à Diderot et repose sur un nominalisme radical, 3) les vues de Diderot résonnent de manière très intéressante dans la systématique phylogénétique actuelle.

Toutes les pages qui ressortissent à cette argumentation sont passionnantes : le primat donné à la variation plutôt qu’à la permanence, la priorité accordée au désordre plutôt qu’à l’ordre, la conception du normal comme d’un monstrueux durable, la pensée de la concurrence des espèces approfondie par la pensée d’une concurrence des populations. Il manque seulement, peut-être, pour tirer jusqu’au bout le fil des résonances, la référence à l’ouvrage de Pierre-Henri Gouyon Le Fil de la vie (co-écrit avec Jean-Louis Dessalles et Cédric Gaucherel, Paris, Odile Jacob, 2016). François Pépin y trouverait certainement du grain à moudre dans l’importance des faisceaux de brins (brins d’information pour P.-H. Gouyon), de la boîte noire de l’épigénétique, de la critique des notions d’espèces et d’individus, et de l’importance des lignées.

En tout état de cause, l’ouvrage de François Pépin célèbre le mariage heureux de l’histoire des sciences et de la philosophie des sciences.

Véronique Le Ru
Université de Reims Champagne-Ardennes-CIRLEP