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Diderot et la postérité, éd. Zeina Hakim et Fayçal Falaky, Diderot Studies, tome XL, Genève, Droz, 2024, 234 p. ISBN 978-2-600-06593-1

Diderot, comme il l’écrit à Falconet, fait le « pari de la postérité ». À ses yeux, celle-ci incite le créateur à donner le meilleur de lui-même, elle est à la source des grandes œuvres comme des belles actions. Par l’appel à la postérité, celui-ci agrandit la sphère de ses jouissances en s’affranchissant des limites spatio-temporelles. Diderot revient à ce concept tout au long de sa carrière, sans qu’on y prenne toujours garde, qu’il s’agisse des fameuses lettres à Falconet ou du Fils naturel où le rituel annuel qui consiste à représenter l’histoire de la famille au cours d’une cérémonie privée est donné pour un mode de survivance du père de famille défunt ou, mieux, présenté comme un moyen pour ce dernier de converser avec ses « neveux », lesquels ne sont autres que la postérité. Ce concept récurrent et complexe est l’objet des quatorze études ici rassemblées, si l’on compte la lumineuse introduction de douze pages procurée par Benjamin Hoffmann. La première partie s’emploie à retracer la présence vivante de la postérité dans l’œuvre de Diderot. La deuxième montre comment elle est à l’œuvre dans l’entreprise encyclopédique. La troisième livre quelques aperçus piquants sur la « postérité réelle » de Diderot, en philosophie comme au théâtre ou au cinéma.

Il est plusieurs façons d’aborder la question de Diderot et la postérité. La première est d’envisager le rapport de Diderot à la postérité tel qu’il apparaît dans ses œuvres, ou plus précisément à travers ses œuvres. Nous savons que l’audacieux Diderot, auquel ses « intempérances d’esprit » avaient valu un emprisonnement au donjon de Vincennes, comptait sur la postérité pour faire droit à ses idées novatrices, jugées subversives en son temps. C’est sans doute l’une des raisons qui expliquent le nombre d’œuvres de son crû restées à l’état de manuscrits. Ce que nous savons moins, c’est qu’à côté de ce rapport d’amont en aval (appel de Diderot aux lecteurs à venir) et, en inversant le cours, d’aval en amont (retour de ses héritiers à Diderot comme source fondatrice), il existe un rapport bien plus original de Diderot à la postérité par lequel l’auteur anticipe sur l’avenir pour nourrir son présent d’écrivain-philosophe. Autrement dit, Diderot s’appuie sur la postérité pour élaborer son œuvre, ce qui fait de celle-ci un acteur majeur de la création et de la pensée de Diderot.

L’intérêt de Diderot pour la postérité se traduit en premier lieu par une « guerre des images ». Dans une sorte de course contre la montre, le philosophe victime des attaques des anti-philosophes dut lutter contre les représentations négatives données de lui en incluant dans son œuvre d’autres images de lui-même, destinées à défendre sa réputation auprès du public et de la postérité (O. Richard). Il passe aussi, paradoxalement, par l’apophtegme, « parole mémorable ». Si Diderot n’a pas souscrit à cette tradition, il ne l’a pas non plus exclue, ce qui révèle les tensions qui sous-tendent sa réflexion sur la postérité (F. Chassot). Pourquoi ce regain d’intérêt pour la postérité qui apparaît en 1765-67 dans la correspondance échangée avec le peintre Falconet ? Ce peut être, en cette seconde moitié du XVIIIe siècle, en raison du recul de la croyance en l’immortalité de l’âme ou encore à cause de ce qu’on a pu appeler l’« invention de la célébrité ». Mais c’est aussi étroitement lié au combat des Lumières qui implique un nouveau rapport à la vérité, ainsi qu’en conséquence à la postérité (R. Le Menthéour). Trois textes, contemporains, apportent un précieux éclairage sur la relation de Diderot à la postérité : les Salons, les Lettres sur la postérité et le Neveu de Rameau. Ils amènent à s’interroger sur le choix de l’auteur de les laisser à l’état de manuscrits en tablant sur les traductions et publications de ceux qui croyaient en la postérité (T. B. Cuillé). Même un roman comme La Religieuse participe au débat sur la postérité, par le biais original de la dramatisation. Marquée par le motif obsédant de l’extinction, cette œuvre incarne en même temps celui de la postérité dans l’histoire longue de sa genèse, qui révèle un Diderot particulièrement soucieux de sa réception, et dans le récit de Suzanne, qui s’acharne à faire entendre une vérité dont la mémoire risque d’être étouffée dans le « tombeau conventuel » (F. Lotterie). Mais le terme que Diderot utilise le plus pour qualifier son rapport à la postérité est celui de respect. Il s’agit pour lui de se montrer digne par son comportement présent d’un public futur, d’où son effort obstiné pour défendre l’image d’un penseur indépendant qui, malgré la protection de la Tsarine Catherine II, ne serait pas à sa solde (E. Russo).

L’Encyclopédie, étant donné l’importance que revêt pour le directeur du grand dictionnaire la transmission des connaissances face aux vicissitudes du temps, constitue un instrument majeur de l’accès à la postérité. Bien plus, les encyclopédistes ont conscience que travailler pour la postérité signifie éclairer le lecteur pour le rendre plus vertueux et plus heureux. En témoigne l’article Postérité mais aussi — moins attendus – Amphiphon et Divination (V. Le Ru). C’est toute l’Encyclopédie, en fait, qui est traversée par l’attention portée à la postérité, dans la mesure où elle vise à étendre la sphère de notre vue au-delà du point où nous sommes. La perception visuelle est en effet un aspect primordial du projet encyclopédique de diffusion du savoir : il appartient au philosophe d’éclairer l’horizon, en s’attachant particulièrement à la définition des mots, la langue étant le meilleur moyen de faire circuler les connaissances. Face aux vicissitudes des êtres, au progrès des sciences et à l’évolution de la langue, la postérité remplit la fonction d’un invariant, avec pour objectif idéal d’accorder les deux points de vue, celui du présent et celui de l’avenir (C. Fauvergue).

Quant à la postérité réelle de Diderot dans les domaines de la philosophie et des arts, elle est considérable. Même si, en tant que penseur, il n’a pas laissé de théorie écrite ni fondé une école, c’est évidemment par son matérialisme qu’il a eu le plus fort impact. Sous l’influence hégélienne, s’est imposée longtemps l’image d’un Diderot partagé entre son cœur et son esprit. Aujourd’hui c’est l’interaction de l’éducation, de la liberté et du bonheur, posée dans une tension extrême dans le Neveu de Rameau, qui nourrit le plus profondément la pensée actuelle (O. Tonneau). C’est cependant dans le champ des « new materialisms » que peut le mieux se réintégrer la figure de Diderot au débat contemporain. Même si sa présence y est minime, il pourrait fournir des clés de résolution des problèmes et des apories qui émergent dans les nouveaux matérialismes (G. Coissard). Dans le domaine littéraire, c’est surtout au théâtre que sa réflexion a continué de vivre, notamment à travers Nerval, lecteur attentif des Entretiens sur le Fils naturel, dans le cadre de sa réforme de la scène théâtrale (dans le sens de la simultanéité des actions). Pour ce dernier, il reste le fondateur du drame moderne (G. Bornancin-Tomasella). Barbey d’Aurevilly a contribué aussi, à sa manière, à perpétuer la mémoire de Diderot par son Goethe et Diderot (1880), qui véhicule nombre de motifs anti-diderotiens établis dès le Directoire, tels que son esprit jugé bassement bourgeois, sa radicalité qui aurait fait le lit du désastre révolutionnaire. Présenté comme le « frère de Danton », il est repoussé du côté allemand et menacé de « dénationalisation » (L. Mall). Plus étonnant, c’est peut-être au cinéma que l’héritage de Diderot est le plus marqué, à commencer par cet hommage que rendit Eisenstein à son esthétique dans Conversations on the Natural Son (1943) pour ses remarques fines sur les implications sociales de la création d’un langage narratif fondé davantage sur la vue que sur les mots (F. Champy).

Ce volume, certes, quelles que soient la richesse des thèmes abordés et la variété de ses points de vue, n’épuise pas toutes les ramifications de la pensée tentaculaire de ce touche-à-tout de génie et visionnaire que fut Diderot – qui n’a rien moins que pressenti les possibilités offertes par le cinéma et la mise en réseau des connaissances sur la toile ! Mais, comme l’écrit avec humour et à-propos B. Hoffmann, il « ne saurait être qu’un point d’étape dans l’histoire d’une réception perpétuelle », à l’instar de l’univers en perpétuel mouvement tel que le concevait Diderot.

Sylviane ALBERTAN-COPPOLA
Université d’Amiens