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Correspondance littéraire, t. XV (année 1767), édition critique par Monica Hjortberg, avec la collaboration de Ulla Kölving, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, 2024. ISBN : 978-2-84559-332-9

Depuis l’année 2006, l’équipe éditoriale réunie autour d’Ulla Kölving poursuit son entreprise d’édition de la Correspondance littéraire de Grimm avec une constance qui n’est pas sans faire songer à l’engagement encyclopédique, au gré de collaborations fructueuses mais également de deuils, comme ceux de deux précieux collaborateurs à qui les remerciements rendent hommage en tête de ce volume XV : Robert Granderoute, qui avait notamment œuvré sur les annotations des volumes II, III et IX, et Andrew Brown, cheville ouvrière du projet, tous deux disparus en 2023.

1767 est l’année du célèbre Salon de Diderot, qui fut, comme ceux de 1759, 1761, 1763 et 1765, écrit afin d’être diffusé dans la Correspondance littéraire. Toutefois, à la différence de ceux qui ont précédé, il devait être livré à part, de l’aveu de Grimm : « Je prends le parti de détacher cette fois-ci le travail de M. Diderot du corps de la correspondance littéraire, et de l’expédier séparément. Il pourra former un ouvrage à part qu’on ajoutera à la Correspondance littéraire de l’année 1767 » (cité dans « Appendice. Le Salon de 1767 dans la Correspondance littéraire », p. 606). Les abonnés ne reçurent que deux livraisons et le texte ne fut finalement jamais diffusé en entier par Grimm, sans doute en raison de retards accumulés autant dans l’écriture du Salon par Diderot que dans celle de la Correspondance par Grimm, qui empêchèrent les copistes de poursuivre leur travail sur le Salon. Un appendice (p. 608-610) revient sur cet imbroglio éditorial.

Le Salon de 1767 ne figure par conséquent pas dans le t. XV de la Correspondance. Cette absence conduit le lecteur contemporain à se confronter peut-être plus directement encore au périodique au-delà des apports bien connus de Diderot. Elle autorise à l’envisager en premier lieu en tant que texte d’actualité complexe et personnel à plusieurs égards. D’une part, la plume de Grimm s’impose à la première personne d’une manière similaire à celle, mutatis mutandis, d’un éditorialiste[1], notamment dans les premiers paragraphes de chaque numéro[2].  D’autre part, le journaliste adapte le contenu des feuilles aux susceptibilités de ses destinataires à l’instar de Catherine II, ménageant donc un certain nombre de variantes textuelles. En outre, le journal s’accompagnait de livraisons de documents divers : ouvrages, partitions ou illustrations comme, en 1767, l’estampe de Diderot par Greuze ou des découpures de Voltaire par Jean Huber. Grimm faisait en effet office de commissionnaire pour ses correspondants dont il s’occupait également parfois de renouveler les abonnements à divers périodiques. En 1767, comme l’explique l’introduction, les retards de livraisons, de plus en plus assumés par Grimm en dépit du rythme bimensuel qu’il s’efforce de suivre depuis 1753, ne sont désormais plus assortis d’excuses et reflètent un calendrier de travail très personnel.

Le périodique fait donc partie d’un système d’échanges matériels qui englobent et dépassent le seul texte, dont ils interrogent l’autonomie. Il compose une correspondance simultanément collective et individualisée, reflétant les remous parfois les plus tortueux de l’actualité culturelle parisienne selon le point de vue affirmé de Grimm. La Correspondance n’a donc pas seulement vocation à diffuser les textes de ceux qui entreront comme Diderot dans l’histoire littéraire, même si Grimm est attentif à laisser leur place aux écrivains renommés, par exemple via la correspondance – parfois retouchée – du « Patriarche » Voltaire, dont des extraits de lettres à Damilaville, diffusés depuis septembre 1764, sont insérés de manière de plus en plus régulière et composent désormais une véritable rubrique. Sont également publiés de nouveaux textes de Voltaire encore inédits pour certains, comme les chants de La Guerre de Genève dont le premier paraît dans la Correspondance du 15 février 1767, alors que ce n’est qu’en avril, selon les Mémoires secrets, qu’ils se répandent à Paris. Quant à Diderot hors du Salon, ses contributions sont minces pour l’année 1767 : seule peut lui être attribuée à coup sûr une recension de la Grammaire générale et raisonnée de Nicolas Beauzée, publiée dans le numéro daté du 1er novembre.

L’introduction contextualisante de 68 pages repose sur la même solide armature que celles des éditions des années antérieures. Elle permet d’appréhender les diverses facettes de l’année 1767, durant laquelle le périodique est diffusé à une petite dizaine d’abonnés princiers. Excluons-en Frédéric II qui a résilié son abonnement en mai 1766 et comptons-y toujours Caroline-Henriette de Deux-Ponts, future landgrave de Hesse-Darmstadt, correspondante régulière de Grimm, « abonnée de la première heure » (Introduction, p. lxi) dont la bibliothèque reflète la forte influence des recensions effectuées par Grimm. C’est en effet grâce à lui que les têtes couronnées européennes s’informent : ainsi de la publication de L’Ingénu, annoncée dans la livraison du 1er août 1767, que Louise-Ulrique reine de Suède apprend par le biais du périodique (Introduction, p. lxix). Si trois de ces manuscrits nous sont parvenus, dont celui de Catherine II, c’est celui de la duchesse de Saxe-Gotha qui sert de base à l’édition selon le choix effectué pour l’ensemble de la Correspondance.

Le premier temps de l’introduction envisage l’activité et la situation de Grimm pendant l’année 1767. Un deuxième temps déploie certains des faits qui importent pour comprendre le contenu du périodique, notamment ses mentions des publications et spectacles ou ses notices nécrologiques comme celle du comédien Quinault Dufresne (15 février 1767). À ce titre, les introductions aux volumes de la Correspondance littéraire peuvent servir à tout chercheur et passionné qui s’intéresse, au-delà du périodique en lui-même, à l’actualité culturelle et matérielle de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Elle affleure dans ses aspects les plus fidèles à ce qui importait aux contemporains de Grimm et Diderot, à ce qu’ils lisaient ou à ce dont ils parlaient dans leurs cercles. Ainsi d’un fils de bûcheron, prodige en calcul mental, mentionné dans le numéro du 1er mars, ou encore des fêtes données à Chantilly par le prince de Condé durant trois semaines à l’été 1767 et qui, comme le relate Grimm, « ont fait pendant quelques temps l’entretien de tout Paris » (1er octobre 1767, p. 453). La troisième partie de l’introduction met en relation la Correspondance littéraire et la presse de son temps, qu’elle soit ou non mentionnée dans les livraisons. L’un des intérêts du périodique repose dans le fait qu’il s’agit d’un des seuls, avec les Mémoires secrets, à évoquer les ouvrages qui paraissent alors sans privilège ou permission tacite. Une quatrième partie se concentre sur la diffusion (abonnés, collaborateurs, copistes, périodicité) tandis qu’une cinquième établit les principes régissant l’édition.

Le scandale suscité par la publication de Bélisaire de Marmontel et sa censure par la Sorbonne occupe bien des numéros, qui offrent sur les remous de l’affaire des informations d’autant plus précieuses que celle-ci n’est guère évoquée par le reste de la presse française à l’exception des Mémoires secrets. En outre, le lecteur trouvera, comme dans les volumes précédents, des éléments à mettre au compte de la querelle Voltaire/Rousseau dans ses dimensions les plus médiatiques. Alors que l’ire de Voltaire contre Jean-Jacques est à son comble, Grimm publie des lettres du Patriarche à Damilaville dans lesquelles le nom du Genevois revient comme une antienne. Voltaire attaque nominalement Rousseau dans le Chant III de La Guerre de Genève et se défausse hautement, à plusieurs reprises, de la paternité de sa Lettre au docteur Jean Jacques Pansophe. Grimm quant à lui retouche un certain nombre de formules de Voltaire qu’il trouve sans doute trop acrimonieuses, et tient par ailleurs le public informé du retour de Jean-Jacques en France après son différend avec Hume, comme il le ferait d’une célébrité nationale. La lecture de la Correspondance littéraire permet de tirer de nombreux fils pour qui s’intéresse aux phénomènes de célébrité littéraire.

L’édition, selon une approche extrêmement érudite mais jamais oiseuse, ouvre sur l’ensemble du champ littéraire du XVIIIe siècle. Les notes sont aussi passionnantes à lire que le texte même et permettent d’appréhender ce périodique qui transcende les affiliations génériques.


[1] Il livre parfois des souvenirs personnels, comme certaines rencontres avec Fontenelle. Il s’agit alors de critiquer la fatuité des gens de lettres. On apprend ainsi que « Marivaux avait une gouvernante qui allait dans le monde, et qui lui disait toute la journée qu’il était le premier homme de la nation[1] » (n° 16, 15 août 1767, p. 383-384).

[2] Voir par exemple le n° 10 daté du 15 mai, p. 245 (l’homme de génie se perd à trop fréquenter le monde). Pour un exemple du sens qu’a Grimm de la concision critique, voir le n° 4 daté du 15 février, à propos du Discours sur la philosophie de la nation, p. 115.

Hélène Boons
Université Paris Nanterre, CSLF