Référence(s)

Friedrich Melchior GRIMM, Correspondance littéraire, 1764, éd. critique par Melinda Caron, tome XI, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, 2018, ixxvii + 614 pages. ISBN 978-2-84559-130-1

Ces pages bruissent des échos du monde parisien, des publications de l’année 1764, des spectacles, des pièces nouvelles, du public, des comédiens mais aussi, outre les débuts de l’important épistolier que devient l’abbé Galiani, de quelques-uns des débats politiques et économiques – qu’il s’agisse de l’interdiction de publier des ouvrages sur la réforme des finances, de la question du commerce des blés, de célébrer une nouvelle réussite de Tronchin (inoculant le jeune duc de Parme), voire de la mort de Pompadour par le biais des lettres de Voltaire regrettant sa protectrice.

Voltaire, lui, est omniprésent dans la Correspondance de Grimm cette année-là. Voltaire, pour ses tragédies et l’anonymat sous lequel elles paraissent, ce qui valut à Grimm de ne pas reconnaître pas l’auteur des Triumvirs, et de l’accabler (actes « pitoyables », « fable assez ridicule et assez absurde ») ; Voltaire aussi pour ses Contes de Guillaume Vadé, son Discours aux Welches, pour la parution du Dictionnaire philosophique dans la livraison du 1er septembre 1764, pour l’organisation de la diffusion si réduite du Traité sur la Tolérance, pour ses Épîtres.

C’est dans la livraison du 15 mai qu’est annoncée la publication des Œuvres de Corneille « avec le commentaire de M. de Voltaire ». Cette entreprise avait été annoncée par Grimm en juillet 1761, et les abonnés de sa Correspondance figurent en bonne place sur la liste des souscripteurs de l’œuvre au profit de la petite nièce de Pierre Corneille. Grimm s’indigne face aux sottises qui accueillent ces commentaires, s’en prenant à ces « caillettes » qui « pérorent », et crient au sacrilège en lisant ces commentaires fruit d’une « basse et indigne jalousie ». Grimm entame alors l’apologie de Voltaire, « premier homme de la nation », s’emportant de voir « oublier le respect que la France doit à celui qui, dans ce siècle ingrat et stérile, soutient presque seul sa gloire et sa réputation en Europe ».

Voltaire, dans son épître du 3 février, accuse réception des « deux tomes de figures », des planches reçues de Briasson, et en conclut : « L’Encyclopédie sera un des plus beaux monuments de la nation française ».

Venons-en donc maintenant, puisque c’est le but principal de cette recension, à Diderot et à l’Encyclopédie.

La première livraison contient le « compte rendu » par Diderot de l’ouvrage de Bouchaud sur la poésie rythmique ; cette réflexion sur le passage du rythmique au métrique vaut surtout, à mon sens, par l’extraordinaire traduction par Diderot des cris poussés par le peuple, à la mort de Commode et à l’élection de Pertinax, « cris terribles que Lampride nous a transmis » (p. 5). Une page faite des hurlements, des imprécations de toute une foule en fureur : le génie diderotien du « parlé », de la voix et du souffle, y est tout entier ! Grimm reprendra d’ailleurs intégralement cette page dans son article Poème Lyrique, alors en préparation (la datation de l’article est donc postérieure à avril 1764 ; voir t. XII, p. 232b), dont Diderot lui réclamera d’ailleurs un peu plus tard « le reste du manuscrit, car les libraires attendent ».

On voit ainsi les textes qui s’échangent entre les deux amis ; témoins de cette proximité, leur affection partagée pour Chaulieu et pour Piron ; cette familiarité permet même parfois à Grimm des accents diderotiens – par exemple l’usage de l’anaphore en « c’est que » (p. 271) dans sa critique des Triumvirs.

Diderot propose une nouvelle Inscription en prose pour le monument de la ville de Reims (15 janvier 64), que Grimm trouve « simple, noble, vraie, locale ». Mais, en avril, c’est la critique par Diderot de la sorte d’adaptation faite par Dorat du Marchand de Londres (pièce déjà célébrée, en 1755, par Diderot dans l’article Encyclopédie) qui laisse percevoir un désaccord entre Grimm et le « philosophe ». Grimm attribuait la faiblesse de cette traduction en vers à l’usage de la langue française. Diderot réplique : « Non, non, ce n’est point la faute de la langue, c’est la faute du poète dont l’âme ne se remuait pas lorsqu’il écrivait. » De là, une réflexion passionnante sur la langue, l’usage du vers et de la prose à laquelle, têtu, Grimm s’efforce d’apporter contradiction.

Six mois plus tard, un autre texte de Diderot, sur sa lecture des Représentations des citoyens et bourgeois de Genève au premier syndic de  cette république, avec les réponses du Conseil à ces représentations, occasionnées par la renonciation volontaire de Rousseau à sa citoyenneté : « Toutes ces questions se réduisent à celle du pouvoir négatif », écrit Diderot qui propose la création d’un « tempérament » permettant de faire examiner au conseil souverain les représentations d’un certain nombre de citoyens puis de « compter les voix » (p. 204-206).

En novembre, l’abbé Saas, bibliophile normand, publie ses Lettres sur l’Encyclopédie, que Grimm exécute en quelques lignes, d’ailleurs mémorables :

Quand on pense que l’Encyclopédie a été entreprise par quelques hommes de lettres sans protection, sans secours, sans encouragement, qu’elle a été continuée sous les plus cruelles persécutions, on sera étonné, non qu’il y ait des fautes, mais de voir que l’abbé de Saas avec toute son érudition n’a pu trouver dans un immense recueil de sept volumes in-folio que de quoi remplir 190 pages in-octavo de ses ordures. (p. 444)

En septembre, Grimm avait donné à lire une dizaine de pauvres vers, intitulés « Le péril du moment » et que le fonds Vandeul nous contraint, hélas, d’attribuer à Diderot ! Diderot, nous le savons tous, était un piètre versificateur. En revanche, quel poète il fut ! Grimm ne s’y trompait pas, lorsqu’il vantait les quelques lignes de l’article Fraîcheur comme « une des choses les plus précieuses qu’on ait écrites en français », pour y opposer le Trévoux,choix de Saas. On pouvait, à ce propos, renvoyer en note à l’étude de cet article fameux, du poème en prose et de la poétique diderotienne dans Écrire l’Encyclopédie (p. 452-456).

Au chapitre des notes qu’on aurait aussi aimé trouver, signalons celle qui aurait concerné Bouret, le financier : le portrait inoubliable de Bouret, « des parties casuelles », ce « génie rare » de la flagornerie, tel que Diderot le donne à voir dans Le Neveu de Rameau,aurait évidemment mérité une note. On remarque d’ailleurs comment, de Bouret à Bertin, c’est toute la « ménagerie » de la Satire seconde qui passe cette année-là dans les feuilles de Grimm, les Palissot, Fréron, Poinsinet, Baculard d’Arnaud, « le gros Bergier », et même « la petite Hus » (ajout éventuel au dossier de la datation du Neveu de Rameau) ! On remerciera Melinda Caron d’avoir fait le très bon choix d’évoquer, dans cette année 1764, le coup mortel porté à Diderot à ce moment-là, par le libraire Le Breton, « meurtrier absurde » démembrant en cachette les volumes de l’Encyclopédie (p. XIX-XX). Dans l’histoire de l’Encyclopédie et dans la vie de Diderot, c’est bien cette année-là que ce coup fut découvert. Grimm, en fait, n’en parlera à ses lecteurs qu’en 1771.

Si on peut souhaiter une relecture attentive pour éviter quelques erreurs de langage, on se permettra surtout un avis aux futurs annotateurs de la Correspondance, pour les encourager à utiliser, quand cela est possible, le dictionnaire de langue de Diderot lui-même (voir sur l’ENCCRE sesarticles), plutôt que celui de l’Académie dont le philosophe pensait le plus grand mal, d’autant que les définitions des académiciens se différenciaient toujours très peu de celles du Trévoux de 1752 !

Marie Leca-Tsiomis
Université Paris-Nanterre