Référence(s)

Clara de Courson, « Des voix confuses et lointaines ». Représentations acoustiques du discours chez Diderot, Paris, Classiques Garnier, coll. « Investigations stylistiques », n. 18, 2024, 480 p. ISBN : 978-2-406-17465-3

« Quand on parle, c’est toujours à quelqu’un » (DPV, XI, 235, cité p. 180), note Diderot. Genette prolonge cette intuition : « un récit, comme tout discours, s’adresse nécessairement à quelqu’un, et contient toujours en creux l’appel au destinataire. » (Figures III, p. 266, cité p. 189). À qui donc s’adresse cette étude, si manifestement attentive aux inflorescences infinies que les discours génèrent en circulant ? De toute évidence, piscis hic non est omnium. Il ne s’agit ni d’un ouvrage destiné au grand public, ni même d’une propédeutique Diderot à l’intention d’universitaires. À l’image de l’œuvre longtemps confidentielle de Jacques Abeille – dont une citation des Mers perdues figure en exergue – cette étude s’adresse à un lectorat initié : « diderotiens » et stylisticiens, certes, mais aussi herméneutes, historiens des idées et narratologues. Et souvent à tous à la fois, tant la densité analytique de l’Autrice invite au croisement des disciplines. C’est bien dans « l’atelier » de la chercheuse que nous sommes conviés : et c’est tant mieux. Dans un contexte où la production académique, loin de ralentir, « s’accélère jusqu’au vertige[1] », les meilleures « thèses-Diderot » n’en sont que plus précieuses : elles doivent parvenir à se démarquer au sein d’une masse considérable, en évitant poncifs et redites, tout comme l’ennuyeux geste intellectuel consistant à « plaquer » des notions modernes de manière plus ou moins arbitraire sur des textes déjà abondamment commentés. L’Autrice tire son épingle du jeu tout en traitant le style de l’un des noms les plus étudiés des Lumières françaises, tout en assumant le fait que son étude s’adresse résolument à un public spécialisé. Ce parti pris a le mérite de libérer son propos des contraintes qu’impose la vulgarisation : sa lecture claire et distincte de voix confuses et lointaines s’adresse à qui saura l’entendre.

On l’aura deviné, l’ouvrage de l’Autrice, issu d’une thèse remarquable et remarquée[2], s’inscrit parmi ces travaux de référence appelés à faire date. L’Autrice parvient à mener à bon port une approche à la fois rigoureuse et novatrice en transgressant une idée reçue sur Diderot. De fait, le philosophe a notoirement pris les devants en défiant les « prétendus connoisseurs en fait de style [qui] chercheront vainement à [le] déchiffrer » (DPV, II, 73 ; cité p. 415). Comme si des générations de critiques avaient pris au pied de la lettre le discours préliminaire des Promenades du sceptique, on ne recense que de rares études stylistiques consacrées à son œuvre[3]. C’est donc une véritable offensive contre le préjugé qu’il serait vain de tenter un tel examen que mène l’Autrice. Consciente du défi que pose une œuvre aussi « tramée de discours », elle avertit d’emblée qu’elle reviendra fréquemment à un « petit bataillon » de notions techniques « comme à un port d’attache » (p. 32) afin de baliser sa démarche. De fait, tous les lecteurs qui ne seraient pas stylisticiens de formation (dont l’auteur de ce compte rendu) ont intérêt à parcourir cette étude avec un accès à Internet afin de bien suivre l’Autrice dans, par exemple, la fine distinction entre un archilexème et un hyperonyme, puisque ce « bataillon » avance tambour battant, tenant pour acquis que, pour l’essentiel, les notions mobilisées se passent de définition. Or tout cet armement conceptuel n’est pas mis au service d’une réduction de l’œuvre ou de l’acte « d’autopsier froidement » (p. 34) une entité vivante qui échapperait à l’analyse. Plutôt, le combat que cette étude livre entend « élucider en profondeur les rouages du plaisir de lecture » (p. 34) que procure l’œuvre de Diderot. Enfin, l’ensemble est enrichi d’un appareil bibliographique d’une étendue et d’une pertinence exceptionnelles. Chaque notion convoquée s’accompagne d’un relevé pratiquement exhaustif des travaux essentiels qui lui sont consacrés. Si la lecture en est forcément ralentie, l’utilité pour les chercheurs est de tout premier plan.

L’Autrice procède en deux temps. La première section, « Les noms de la voix » (137 pages), explore d’une part les « isotopies » structurant ses « désignations communes » – voix, ton, accent – et, d’autre part, ses « représentations imagées », principalement à travers les notions de caquet et de ramage, avec une brève incursion du côté du babil. L’argumentation repose d’abord sur un travail de compilation minutieux, fondé sur un large corpus de citations tirées de l’œuvre de Diderot. Celles-ci sont systématiquement référencées selon un double système de citation, permettant de renvoyer à la fois à la DPV lorsque possible, puis aussi à l’édition la plus aisément accessible. Ces occurrences sont mises en perspective avec les acceptions contemporaines des mêmes termes dans les lexiques de l’Ancien Régime, ainsi que dans les bases de données Frantext et Gallica. L’analyse s’appuie fréquemment sur des statistiques lexicales établies à même de grands ensembles de textes numériques, notamment grâce à Gallicagram, un outil développé par Benoît de Courson, frère de l’Autrice. L’Autrice évite la plate compilation en raccordant chaque sous-section à la suivante à la faveur d’observations lumineuses. Par ailleurs, la démarche de l’Autrice s’apparente moins à celle du commentaire, qui caractérise une grande part de la critique diderotienne, qu’à celle de la démonstration méthodique. Ainsi, face à la question : « caquet et ramage forment-ils un duo ou un doublon ? », son hypothèse, énoncée dès la page 117 et réitérée à la page 174, se veut claire : « au ramage la ligne mélodique et l’euphonie, aux caquets la profusion harmonique et la dissonance ». Là où d’autres se seraient contentés de défendre ce point de vue à l’aide de quelques citations commentées, l’Autrice opère plutôt une fine distinction entre ces isotopies à la fois connexes et concurrentes en examinant rigoureusement l’ensemble de leurs occurrences dans le corpus, dans les lexiques endogènes et dans quelques ouvrages contemporains.

Une deuxième partie, intitulée « Narration et vocalité » (240 pages), plus ample que la première, rassemble certains des développements les plus audacieux et singuliers de l’étude. Elle se compose de trois chapitres : « Vocalités narratoriales » (p. 179-242), « Acoustique de la ponctuation énonciative » (p. 243-348) et « En sourdine » (p. 349-414), eux-mêmes subdivisés en sections dont les intitulés laissent transparaître une certaine hésitation classificatoire. Une hésitation d’ailleurs pleinement justifiée, tant l’œuvre de Diderot résiste à toute systématisation rigide. Plus encore que dans la première partie, les analyses ici débordent les cadres préétablis, à l’image du style même de Diderot. On assiste à une circulation féconde des idées, à des reprises de citations envisagées sous des angles variés, et à des croisements inattendus entre champs disciplinaires, qui participent de la richesse heuristique de l’ensemble. Parmi ces développements, celui consacré à la ponctuation chez Diderot se distingue particulièrement par la finesse de son approche. L’Autrice y reconnaît d’emblée la nature incertaine de l’objet, évoquant les « eaux troubles de la typographie d’Ancien Régime », et admet que son analyse pourrait même apparaître comme « risquée » voire « funambulesque » (p. 244). C’est pourtant dans cette zone d’instabilité que son acuité analytique se révèle avec le plus d’éclat. S’inscrivant dans une filiation proche des travaux de H. Meschonnic et G. Dessons sur la relation entre oralité et visualité (Meschonnic, cité p. 245), elle engage une étude génétique de la ponctuation énonciative dans un panorama de manuscrits autographes et de copies contrôlées de Diderot. Cela est d’autant plus impressionnant qu’elle propose cet angle innovant tout en dialoguant avec les enjeux propres à l’histoire éditoriale de la DPV. Elle souligne à juste titre que ces documents constituent un « trésor insuffisamment exploité » (p. 247), et leur accorde une attention critique qui mène, à terme, à « un constat inattendu de cohérence » (p. 346) dans les usages d’un auteur auquel l’on attribue trop souvent, pour reprendre ses propres mots, « l’inconstance d’une girouette ». L’ouverture de ce développement contient une « brève histoire de la ponctuation énonciative », aussi utile que captivante, qui permet de prendre la mesure tant de l’originalité de Diderot que de sa relative résistance aux innovations en matière de démarcage interlocutif. En retraçant les usages de la ponctuation dans une perspective historique, l’Autrice éclaire une dimension essentielle de la pensée diderotienne sur les balisages discursifs, souvent occultée par la seule consultation des œuvres éditées. L’étude génétique des manuscrits de La Religieuse, en particulier, permet de recontextualiser ce texte comme l’un des plus « adroitement sonorisés » du corpus diderotien (p. 418).

C’est dans cette perspective que s’éclaire le changement de titre entre la thèse et l’ouvrage publié : à la célèbre formule du Neveu de Rameau – « autant d’hommes, autant de cris divers » – a été préférée l’évocation plus énigmatique de « voix confuses et lointaines », impression prêtée à Suzanne Simonin. Ce glissement, d’une référence masculine vers une voix féminine, invite également à reconsidérer les enjeux de genre – une question que l’ouvrage n’aborde pas de manière systématique, sans que cela nuise à la justesse de l’analyse. On aurait toutefois pu souhaiter qu’une section y soit explicitement consacrée, dans le prolongement de travaux comme ceux de Sarah Nancy, tant l’Autrice démontre une attention aiguë aux modulations lexicographiques et discursives des voix masculines et féminines. Elle met ainsi en lumière « la représentation diderotienne de la féminité » (p. 100), l’« association privilégiée à des énonciations féminines du caquet » (p. 117) dans Les Bijoux indiscrets, la singularité de la « voix féminine » (p. 355) de Julie de Lespinasse dans Le Rêve, ou encore l’« aliénation féminine » (p. 412) de la voix de Suzanne, jusqu’à l’important questionnement de « physiologue » (p. 416) de Diderot. Enfin, sans doute est-ce le propre des réflexions les plus profondes de provoquer le souhait, chez leur lecteur, qu’elles se prolongent. Les analyses fines et pénétrantes de l’ouvrage tracent ainsi les linéaments d’une réflexion plus vaste, dont on devine qu’elle pourrait, dans de futurs travaux, se déployer avec un éclat tout aussi remarquable.


[1] Raymond Trousson et Frédéric Eigeldinger, « Introduction », Dictionnaire Jean-Jacques Rousseau, Paris, Champion, coll. « Champion Classique », 2006, p. 7-8. Cet avis était émis en 2006 au sujet de la critique rousseauiste.

[2] « Autant d’hommes, autant de cris divers. » Représentations acoustiques du discours chez Diderot, soutenue le 21 octobre 2022 à Sorbonne Université, jury : Éric Bordas (président), Delphine Denis (directrice), Laurence Rosier, Élise Pavy-Guilbert, Laurent Susini.

[3] À la p. 19, l’Autrice cite (1) la thèse de Gérald Gauthier (La Phrase sans verbe chez Diderot : de l’autographe à l’imprimé, thèse de doctorat d’État à l’Université Paris-Sorbonne, soutenue en 1989 et dirigée par Frédéric Deloffre) ainsi que les ouvrages de (2) Jean-Pierre Séguin (Diderot, le discours et les choses : essai de description du style d’un philosophe en 1750, Paris, Klincksieck, 1978) et de (3) Georges Daniel (Le Style de Diderot. Légende et structure, Genève, Droz, 1986). Plus récemment, l’on compte (4) le travail d’Élise Pavy-Guilbert (L’Image et la Langue. Diderot à l’épreuve du langage dans les Salons, Paris, Classiques Garnier, coll. « L’Europe des Lumières », 2014) sur la langue des Salons.

Philippe Sarrasin Robichaud
McGill University