Référence(s)

Catherine de Russie, Mémoires, Linda Gil (éd.), Paris, Rivages, coll. "Petite Bibliothèque", 2024, 120 p. ISBN : 978-2-7436-6345-2

C’est une heureuse initiative que celle de Linda Gil, secondée par la « Petite bibliothèque » des éditions Payot-Rivages[1], d’éditer les Mémoires de Catherine II de Russie : s’ils ne sont pas inédits (à l’exception des fragments finaux), ils étaient désormais d’un accès difficile, et l’on ne peut que se réjouir de les voir paraître dans une collection de poche.

Longtemps tenus secrets à la mort de l’impératrice, les mémoires de Catherine II sont écrits en français (longtemps la langue, on le sait, de la diplomatie et des grandes cours occidentales) et sur le ton de la confidence intime, comme en témoignent les dédicaces qui ouvrent les principales sections du texte, qui balisent deux étapes de rédaction (la comtesse Bruce pour celle entamée en 1771, le baron Tcherkassov pour celle reprise en 1791). Ils courent des temps lointains où la future Catherine se prénommait encore Sophie – elle changera de nom en étant baptisée selon le rite orthodoxe, à l’occasion de son mariage – à la veille de son accession au trône, en 1762 : à l’heure où les Mélanges philosophiques pour Catherine II ont enfin paru chez Hermann, les diderotistes regretteront sans doute que ces mémoires inachevés ne comportent pas le récit circonstancié du séjour pétersbourgeois du philosophe.

C’est néanmoins une destinée hors du commun qui se dégage de ces pages. Née à Stettin (actuelle Szczecin), place forte allemande aujourd’hui située sur le territoire polonais, Catherine revient avec une lucidité non dénuée d’ironie sur l’intérêt progressif que portent ses parents à une progéniture dont ils n’aperçoivent pas sitôt l’étoffe, sur le goût ou l’aversion qu’elle éprouve, enfant, pour ses gouvernantes, et pour ses dames de compagnie une fois mariée, sur sa détermination à faire répondre favorablement aux offres de mariage avec Pierre III (neveu de l’impératrice régnante Élisabeth Ie). Jusque dans son très jeune âge, c’est le portrait d’une souveraine qui s’esquisse au fil des pages : l’affichage d’une adresse amicale ne trompera pas les lecteurs sur la portée tactique du texte, qui entérine sous couvert de confidence l’image d’une femme d’État née.

La langue de Catherine est factuelle, concrète, libre quoique rarement incorrecte ; c’est celle d’une femme qui dédaigne de s’appesantir complaisamment sur les tournants de l’existence – ainsi du récit de son mariage, dont la solennité est adroitement balayée par le récit d’une indélicatesse superstitieuse :

Le prince-évêque de Lübeck tint la couronne sur la tête du Grand-Duc [Pierre III] et le grand veneur comte Alexis Razoumovski la tint sur la mienne. C’est lui encore qui, à mon couronnement, a porté la couronne aussi. Pendant le sermon qui précéda la bénédiction de notre mariage, la comtesse Awdotia Ivanovna Tchernychev, mère des comtes Pierre, Zacharie et Ivan, qui se trouvait derrière notre place, s’approcha du Grand-Duc et lui dit quelque chose à l’oreille. J’entendis qu’il lui dit : « Allez vous promener, quelle folie. » Et, après lui avoir dit cela, il s’approcha de moi et me conta qu’elle l’avait prié de ne point tourner la tête pendant qu’il serait devant le prêtre, parce que celui qui tournerait le premier de nous deux la tête mourrait le premier et qu’elle ne voulait point que ce fût lui. Je ne trouvai point le compliment poli pour un jour de noces, mais je n’en fis point le semblant. Mais elle vit qu’il m’avait redit ses propos. Elle rougit et lui en fit des reproches, qu’il me redit encore. (p. 119)

Ces lignes sont à l’image de mémoires prosaïques, insoucieux d’éclipser la mesquinerie des affaires humaines sous des enjeux d’autre portée – même si l’anecdote se charge aussi, à retardement, d’une forme d’ironie tragique, à la lumière des trajectoires contrastées du couple impérial. Or c’est bien sur elles que l’ouverture des mémoires braque crûment ses feux :

La fortune n’est pas aussi aveugle qu’on se l’imagine. Elle est souvent le résultat d’une longue suite de mesures justes et précises, non aperçues par le vulgaire, qui ont précédé l’événement. Elle est encore, dans les personnes particulièrement, un résultat des qualités, du caractère et de la conduite personnelle. Pour rendre ceci plus palpable, j’en ferai le syllogisme suivant :

Les qualités et le caractère seront la majeure.

La conduite, la mineure.

La fortune ou l’infortune, la conclusion.

En voici deux exemples frappants :

Catherine II

Pierre III (p. 31)

Les mémoires de Catherine accordent une part de choix au corps – sa découverte, son apprivoisement, notamment à travers son goût prononcé pour la pratique équestre, ses déboires aussi : s’attachant à rendre avec netteté les épisodes de maladie, la mémorialiste ne recule pas devant les tableaux révulsants, pour peu qu’ils portent au lecteur l’histoire d’un corps sur lequel elle s’attendrit au reste bien peu : plus d’un gardera longtemps la mémoire, en particulier, d’une scène d’arrachage de dents… Inversement, les plaisirs érotiques sont délibérément laissés dans l’ombre, sans doute en réplique implicite à l’image de frénésie sexuelle qui a très tôt accompagné la réputation de l’impératrice. Qu’on en juge à la tombée sèche du couperet de l’ellipse sur la nuit de noces qui referme une section du texte :

Tout le monde se retira et je restai seule plus de deux heures, ne sachant ce qu’il me convenait de faire : faut-il se relever ? faut-il rester couchée ? Je n’en sais rien. Enfin Mme Krouse, ma nouvelle femme de chambre, entra et me dit avec gaieté que le Grand-Duc attendait son souper, qu’on servirait bientôt. Son Altesse impériale, après avoir bien soupé, vint se coucher… (p. 121)

C’est aussi l’apprentissage des belles-lettres que retracent ces mémoires centrés sur la jeunesse de Catherine : apprentissage d’abord ardu, en compagnie de Plutarque et Montesquieu, puis plus gai une fois gagnées les rives du roman, enfin franchement enthousiaste : autour de dix-huit ans, Sévigné et surtout Voltaire font ses délices :

Cette lecture achevée, je cherchai quelque chose d’approchant, mais ne trouvant rien de pareil ; en attendant, je lisais tout ce qui me tombait sous la main, et l’on pouvait dire de moi alors que je n’étais jamais sans livre et jamais sans chagrin, mais toujours sans amusement. (p. 149)

Viendront enfin les lectures historiques et philosophiques, où la découverte des premiers tomes de l’Encyclopédie tient une place de choix (p. 334). En discret écho à cette trajectoire de lectrice hors pair, les mémoires enregistrent aussi ses premiers essais d’écriture et d’analyse de soi : le Portrait d’une philosophe de quinze ans, hélas brûlé par son autrice, parmi de nombreux autres papiers, lors de l’inculpation pour haute trahison du comte Bestouchev.

Celle qui ne figure, dans ses mémoires, qu’en qualité de Grande-Duchesse dépeint une existence isolée, cernée par la bassesse et la malveillance, les duretés de l’impératrice Élisabeth Ie, le penchant pour la boisson et les infidélités de son époux, les intrigues des courtisans. Sur cette vie qu’éclairent faiblement de rares amitiés, la mémorialiste refuse toutefois, au moins rétrospectivement, de s’apitoyer : « la seule idée d’être malheureuse m’était insupportable » (p. 212).

La noirceur du tableau – une vie de château d’où la dignité s’est absentée – contraste avec la saveur des formules de Catherine, qui pratique tout au long de ses mémoires une langue simple et franche, à l’image de la première mention de ce trône qui pourrait lui échoir par mariage : « Cette couronne alors se mit à trotter dans ma tête et y a beaucoup trotté depuis » (p. 57). Les mémoires se distinguent aussi, au moins dans leur première moitié, par une extrême concentration narrative ; la rareté d’emploi du discours direct est à l’image d’une écriture qui rechigne ostensiblement à se saisir des agréments artificieux de la langue littéraire : « Je rapporte les traits les plus saillants de cette conversation, qui sont restés dans ma mémoire, mais il me serait impossible de me souvenir de tout ce qui se dit pendant une heure et demie au moins qu’elle dura » (p. 331). Le récit change néanmoins d’allure à mesure que se rapproche l’accession de Catherine au trône, et s’infléchit dans une veine plus étroitement politique : dès lors que la jeune femme commence de sentir la part qui sera la sienne dans l’histoire, il n’est plus question de passer à grandes enjambées sur les épisodes. Alors que ses rapports avec Pierre III s’enveniment à vue d’œil et qu’elle connaît un lent retour de faveur auprès de l’impératrice, la mémorialiste prépare adroitement le renversement éclatant de sa fortune personnelle, sur lesquels les présents mémoires ne reviennent toutefois pas au long. Les événements de l’été 1762 ne sont relatés que dans des fragments, inédits jusqu’alors en France, et donnés en annexe dans l’édition de Linda Gil : portées par un évident mouvement justificatif, ces pages qui livrent une version personnelle du coup d’État qui la porte au pouvoir sont étrangement rédigés en troisième personne – pour les parer d’une objectivité dont leur autrice ne saurait pourtant se prévaloir, pour distancier énonciativement des événements dont on devine le poids dans la mémoire ?

L’intérêt de ce document est enfin servi par la qualité de l’édition par laquelle il nous parvient, caractérisée par des choix aussi judicieux que commodes :  les rares coupes pratiquées sont discrètement signalées par un astérisque ; résolument succincte, l’annotation est guidée par le seul souci de favoriser l’intelligibilité du texte ; deux index enfin (des lieux et des personnes), aussi complets que bienvenus, accompagnent le défilé des toponymes et des anthroponymes, d’évidence moins familiers au lectorat d’aujourd’hui qu’aux contemporains de Catherine.

« Pensez à vous-même, madame » (p. 124), s’intime la future impératrice, aux premiers temps de son mariage : assurément, une fois ces mémoires refermés, ce sont ses lointains lecteurs d’aujourd’hui qui penseront longtemps à elle.


[1] Où, pour le seul 18e siècle, ont aussi récemment paru leDiscours sur la nature des animaux de Buffon, suivi de De la description des animaux de Daubenton, les Contes de fées « queer » de Mme de Murat (éd. Sylvie Robic), ainsi qu’une anthologie de textes sur les libertés sexuelles et un choix de lettres de Louise d’Épinay, tous deux confectionnés par Franck Salaün.

Clara DE COURSON
Sorbonne nouvelle (CLESTHIA)